méditation profonde, ou grand doute ?
Mes lecteurs fidèles l'auront remarqué : depuis une dizaine d'années, j'ai intégré dans ma philosophie une dimension affective, car je la considère comme un complément indispensable à la dimension cognitive.
Depuis le début de ma quête, il y a environ trois décennies, j'ai cherché les éléments irréductibles de la vie intérieure (par "vie intérieure", j'entends une vie qui ne se satisfait pas des biens extérieurs, tels que la richesse, la sécurité, l'argent, les plaisirs, la renommée et le pouvoir). Autrement dit, je cherche le minimum requis, sans quoi l'on passe à côté de l'essentiel. Le maximum avec le minimum.
Depuis le début, ou presque, j'ai eu le pressentiment qu'il y avait aux moins deux dimensions. Au début de ma recherche, ces deux dimensions étaient représentées par l'hindouisme et le bouddhisme. L'hindouisme exprimait l'intuition que notre sens "naturel" d'un Soi n'est pas une totale illusion. Le bouddhisme incarnait, si j'ose dire, l'intuition contraire, le sentiment que le réel n'est pas donné, qu'il est "contre-intuitif" comme disent les scientifiques et que le monde et le Soi sont peut-être des illusions.
Ainsi, déjà à l'époque, je découvrais cette antinomie apparemment indépassable, entre un point de vue qui fait confiance au ressenti, une approche "affective" donc, et une approche sceptique, plutôt "cognitive".
Entre temps, j'ai exploré maintes autres approches, mais le temps a révélé qu'elles n'étaient que des variantes de ces deux approches, cognitive et affective, confiante ou sceptique, intuitive ou analytique - des variantes presques toujours recouvertes de croyances et de promesses plus ou moins fumeuses. Mais là n'est pas mon propos de ce jour.
Quoi qu'il en soit, vers 2009, j'ai découvert les mystiques catholiques. J'avais déjà lu Eckhart et autres mystiques intellectualistes, mais là, je découvrais les mystiques franciscains (français en particulier), moins à la mode, mais partisans d'une approche nettement affective : selon eux, c'est le ressenti qui mène à l'absolu, même si l'absolu est au-delà de tout ressenti. Leur expression d'une richesse et d'une précision impressionnante m'ont attachés à eux. Je les ai donc souvent cité ces dernières années. Je leur ai même fait un blog.
Du coups, certains ont pu croire que j'étais devenu "croyant", voire que j'avais "trouvé la foi". On m'a même proposé de me convertir. Il est vrai que désormais, les Jean de la Croix et autres Madame Guyon font parti de mes amis. Comme d'autres qui peuplent ma bibliothèque, je les fréquente comme des personnes vivantes, je les consulte et je dialogue avec eux.
Mais je ne suis pas croyant pour autant. Mon point de vue sur la question n'a guère évolué, au fond. Je pense toujours que l'existence du Mal est un argument décisif contre la "foi", du moins contre une foi de type religieux. En outre, je reste en profond désaccord avec certains dogmes catholiques : le statut du corps, du plaisir, de la douleur, de la femme, de l'animal, l'existence de l'enfer en sont les principaux thèmes. Je ne peux pas non plus suivre les Franciscains (dont Guyon, etc.) dans leur rejet de l'intellect.
Ce qui m'amène à préciser que je ne suis pas, je n'ai jamais été anti-intellectuel. Si je devais m'attribuer une étiquette, celle de philosophe m'irait fort bien, si je la méritais. "Intellectuel" ne me déplairait pas non plus, quoi que je n'en voie pas clairement la signification. Pour cette raison, je ne peut m'identifier au New Age ni au développement personnel, fondés sur le rejet de l'intellect, ou sur l'acceptation des pseudo-sciences (avec le quantoc en tête). Je crois à la raison, si j'ose dire. Pour ce qui est de mes valeurs, je suis un Moderne dans l'ensemble.
Et donc, même si j'ai rencontré des idées valables dans toutes les traditions, j'en ai retenu deux : la Reconnaissance et le Védânta.
Pourquoi ?
Parce qu'elles n'exigent pas d'expériences extraordinaires, ni de croyances spéciales, ni d'obéissance absolue à un gourou.
Elles s'appuient sur un examen minutieux de l'expérience ordinaire, commune, mais envisagée dans son ensemble : veille, rêve et sommeil profond.
Cet examen rationnel aboutit à une intuition : je suis conscience, et par là j'entends le Témoin de tous les objets des trois états : perceptions, souvenirs, et néant. Cette intuition est une certitude absolue, car aucune expérience, aucun raisonnement ne peuvent la contredire.
Pourquoi ? Parce toute perception, tout raisonnement, a besoin de la conscience pour la révéler. Je perçois un monde qui semble indépendant de la conscience que j'en ai ? Mais cette apparence apparaît dans la conscience. Je peux inférer l'existence d'un "x" inconnaissable qui est extérieur à ma conscience ? Mais ce "x" est encore un objet qui n'existe que pour moi, en tant que conscience, lumière absolument subjective qui manifeste cet objet, en l’occurrence, ces mots. Je ne suis pas d'accord ? Mais ce désaccord, ce sont des mots et des concepts qui apparaissent, qui existent et qui disparaissent dans cette Lumière qui n’apparaît pas, qui n'existe pas (objectivement, comme objet), qui ne disparaît pas. Et ainsi de suite : Le mental est agité ? Mais il l'est dans cet espace immobile. Le corps est tendu ? Mais il est tendu dans l'espace absolument détendu.
Depuis que j'ai découvert cela grâce à la Reconnaissance et au Védânta, cela ne m'a jamais quitté. Quelques soient mes errements apparents, je suis toujours revenu à cette intuition, comme vers un roc inébranlable, toujours vérifiable, donné, accessible, simple et sans polémiques, comme à une vérité a priori, primordiale, originelle. Pour moi, c'est cela l'éveil.
Je dois ajouter qu'en 1995 (ou peut-être un peu avant, mais peu importe), j'ai découvert le Vision Sans Tête, un ensemble d'expérimentations qui conduisent à cette même intuition, mais sans le bagage culturel du Védânta et de la Reconnaissance, et surtout sans la culture gourouiste et religieuse dans laquelle baignent les approches non-dualistes, même celles qui se veulent occidentales et "modernes". Donc pour moi, la Vision Sans Tête, le Védânta et la Reconnaissance sont comme mes parents spirituels, mes références et mes rencontres les plus importantes.
Comme cette intuition se ramène, en termes d'expérience, à une sorte de silence intérieur, je donne aussi beaucoup de valeur au dzogchen et à la mahâmudrâ, deux traditions bouddhistes fort peu bouddhiste, qui décrivent en détail la conscience pure, pareille à l'espace, synonyme, dans mon dictionnaire personnel, de "silence intérieur". Mais comme, par ailleurs, elles sont beaucoup moins claires et qu'elles sont bien davantage liées à des idéologies pour ainsi dire féodales et carrément obscurantistes, elles ont moins d'importance dans ma "famille" spirituelle. Ce sont des amies proches, fidèles, mais pas aussi importantes, en ce sens que je pourrais m'en passer. Elles n'ont pas fondamentalement bouleversé mon existence.
Bref, toujours est-il que, traversant maints courants, traditions, expériences et rencontres (car le partage avec des chercheurs vivants a aussi joué un grand rôle), j'en suis venu à la distinction entre les faits et leurs interprétations. Je ne retrouve plus les billets de blog où j'en parle, mais il y a déjà de nombreuses années que j'ai remarqué l'utilité de cette distinction que j'emploie régulièrement pour faire le tri et revenir à l'essentiel. Car, à côté de la non-dualité et de la mystique, j'ai rencontré la science, avec des gens comme Daniel Dennett, David Chalmers, Sam Harris ou Suzan Blackmore. Or, les preuves et indices sont très forts en faveur de la thèse qui fait actuellement consensus, selon laquelle tout n'est que matière, la vie et la conscience n'étant que des épiphénomènes dus au hasards, c'est-à-dire au jeu de forces aveugles, sans aucun dessein ni plan.
Je me retrouve donc face à une antinomie :
-D'un côté, l'intuition et la certitude que tout est "dans" la conscience, comme les corps physiques sont dans l'espace physique.
-De l'autre, la certitude selon laquelle la conscience est "dans" le cerveau qui est "dans" l'univers, infini et sans centre absolu.
Les deux points de vue ont des arguments de force égales, semble-t-il.
Le partisan de la Première Personne (celui du Védânta, de la Reconnaissance et de la Vision Sans Tête) fera remarquer que le point de vue de la Troisième Personne (celui de la science) n'apparaît que "dans" celui de la Première. Mais le réaliste (appelons ça comme ça) rétorquera que tout cela n'est qu'une illusion possible grâce au cerveau. Et le spiritualiste (appelons-le comme ça) lui répondra que le cerveau n'est qu'une représentation qui fait partie de l'état de veille, lequel n'est qu'un état (apparent) de la conscience, un contenu de l'espace de la conscience, parmi d'autres contenus. Et ainsi de suite...
C'est une véritable tragédie grecque. Deux points de vue apparemment irréconciliables et de forces égales. Avec nous en Iphigénie(s).
Même le ressenti mystique, celui de l'unité avec toutes choses (aussi appelé "amour") peut s'expliquer par un sous-bassement neurologique, en l’occurrence le nerf vague, dont le fonctionnement n'a rien de vague.
Et sur ces questions, Shankara, le Bouddha ou Abhinava Goupta ne peuvent pas m'aider, car ils ne connaissaient rien du cerveau. La méditation et la réflexion sur la simple base de l'expérience ordinaire ne permettent pas de découvrir l'existence des neurones, ni des axones. Longchenpa a , de son côté, beaucoup médité sur la Présence-Conscience-Témoin ; mais il n'a pas découvert la Sélection Naturelle, par exemple. Et cela change tout.
Est-ce que cela réfute la non-dualité ? La mystique ?
Je n'en suis pas sûr. En revanche, je suis sûr que les découvertes scientifiques (et exclusivement scientifiques) des 200 dernières années ont des implications profondes et extraordinaires sur mon existence quotidienne, sur la façon de vivre la maladie, la vieillesse et la mort (mais pas seulement !). Les faits changent les interprétations et les valeurs, car les faits sont la base des interprétations et des valeurs. Darwin, Einstein et le Big Bang changent tout, du moins autant que le Bouddha, Shankara et Abhinava Goupta.
Voici donc quelques idées en forme de bilan.
Je ne suis pas devenu catholique. Je ne me suis converti à aucune religion. Je ne crois pas aux balivernes New Age. Je pratique le silence intérieur, le ressenti du cœur, je crois que bien des choses sont possibles. Mais je crois surtout que la science change tout.
Et que, donc, je dois me demander ceci :
Et s'il n'y avait aucune conscience indépendante de la matière, et si le matérialisme avait raison, ma vie intérieure s'en trouverait-elle bouleversée ? Anéantie ? Rendue Impossible ? Simplement modifiée ?
Voilà à quoi je réfléchis.
Et je vous invite, cher lecteur, à faire de même.
Parce que je trouve cela merveilleux, noble et passionnant.
Belle journée à tous.