samedi 17 novembre 2018

Et si la relation était la Source ?

La Relation selon Rembrandt
Dans la lumière, les ténèbres ; dans les ténèbres, la lumière


Tous celles et ceux en qui s'est éveillée la vie intérieure cherchent la Source, la Racine, l’Élément simple dont tout dérive.

Au-delà des expressions employées, il apparaît tôt ou tard que l'on se retrouve face à deux éléments opposés et irréductibles :

- le sujet et l'objet : tout vient de la conscience... mais la conscience vient de la matière... mais la matière dépend de la conscience... mais la conscience dépend de la matière..., et ainsi de suite, sans conclusion définitive possible.

- l'être et le néant : l'être vient de l'être... mais l'être surgit du néant... mais le néant est un visage de l'être... mais l'être est transcendé par le néant... et ainsi de suite, sans conclusion définitive possible.

Sur le plan de l'expérience, deux états se présentent : l'état de veille et l'état de sommeil profond. On peut être tenté de poser l'un comme source de l'autre, ou l'un comme étant plus réel que l'autre. Mais au nom de quoi ? Là encore, on se retrouve dans un jeu d’emboîtement sans fin. 

Je précise que je donne ces exemples pour illustrer un peu la profondeur et la portée du problème. Mais ici, je m'intéresse surtout à la structure commune, à la forme plus qu'au contenu. On me pardonnera donc l'apparente abstraction du propos.

Mon intuition, face à ce cercle logique et existentiel, est qu'aucun des deux moment n'est ultime ou, disons, absolu. 
Car de fait, poser l'un, c'est poser son opposé. Chaque thèse appelle une antithèse. Et ce face à face exige une synthèse.

Élément premier n'est donc ni l'être, ni le néant, mais la relation.
Le fait que tout existe en relation à un opposé est alors pris en compte, sans toutefois tomber dans le relativisme.

La relation elle-même a son opposé : l'absolu.
Cette relation, qui est activité ou acte de relier, est ce que j'entends par conscience. La conscience n'est pas une lumière statique prisonnière de son propre éclat, mais elle est, au contraire, liberté et pouvoir de se transcender, de sortir de soi, de se dépasser. La conscience est extase. Ne dit-on pas, à raison, que "toute conscience est conscience de..." ? "Conscience" désigne non pas une substance statique, mais un dynamisme de mise en relation en trois temps : thèse, antithèse, synthèse.

Le philosophe cachemirien Outpala Déva y a notamment consacré un opuscule, La Réalisation de la Relation (Sambandha-siddhi, en plus, bien sûr, de son Poème pour la Reconnaissance, voir ici et ici) où il montre que la conscience est relation, sans laquelle rien ne serait possible.

La conscience est ce pouvoir de "se prendre pour", de "se réaliser comme" qui fait que la conscience, loin d'être enfermée en elle-même, est capacité de réaliser ce qui est autre que soi, comme en témoigne aussi bien l'expérience de l'état de veille (l'être du monde est perçu comme indépendant de la conscience) que l'état de sommeil profond (le néant est perçu comme transcendant la conscience). La conscience s'y pose comme s'opposant à elle-même, ce qui constitue précisément sa liberté.

Ce même mouvement se retrouve dans la liberté morale, dans la reconnaissance de l'autre. Quand je choisi l'autre à mes dépends, je nie mon être-comme-corps. Je me transcende, je passe de l'être au néant.

La haine et la peur elles-mêmes en témoignent : quand je mets ma vie, mon être, en jeu dans une lutte à mort, j'accompli ce même geste de dépassement de soi qui est l'essence même de la conscience, de l'acte conscient.

Il n'est pas jusqu'à la perception qui ne consiste dans ce mouvement de transcendance : quand une perception en remplace une autre, c'est une vie, une mort et une renaissance, un passage de l'être au néant et une transcendance. Mais comme tout chose a son opposé, cette transcendance ne fait sens qu'en relation à son opposé, l'immanence. La conscience se transcende, se jette dans l'autre, mais cet autre est en soi. Son existence, c'est son extase, son acte de se jeter dans le néant, au-delà de son être, de le viser encore et encore, mais cet Autre est aussi Soi. N'est-ce pas cela que l'on sent dans l'amour ?

Par ailleurs, cette vision dialectique permet d'intégrer les découvertes de la science en même temps qu'elle complète le fonctionnalisme d'un Dennet, mais aussi l’interdépendance bouddhiste.

j'aimerai finir ce billet en citant un texte extraordinairement profond d'un ancêtre tombé dans l'oubli, Octave Hamelin. Dans son oeuvre majeure l'Essai sur les éléments principaux de la représentation, parue en 1907, alors que son auteur trouvait la mort en tentant de porter secours à deux hommes emportés par une rivière, Hamelin expose avec rigueur et force que la Relation est la Source de tout :

"La méthode analytique [=celle qui cherche la Source de tout], en éliminant par degrés toute la complexité du monde, doit arriver, en fin de compte, à un élément simple à la rigueur.

Mais qu'on prenne pour élément ultime l'être parfaitement pur et vide ou même, si l'on veut, le néant, ni l'un ni l'autre ne présente la simplicité absolue qu'on devrait atteindre.

En effet l'être exclut le néant et le néant exclut l'être, mais il est impossible de trouver aucun sens à l'un ou à l'autre hors de cette fonction d'exclure son opposé. 

Or que faut-il induire de là ?

C'est, sans doute, que chaque chose à son opposé ; car nous venons de considérer le cas le plus favorable possible à la découverte d'un simple absolu. Nous admettrons donc comme un fait primitif, qu'on peut présenter de diverses manières, mais qui toujours, semble-t-il, s'impose avec une force singulière : que tout posé exclut un opposé, que toute thèse laisse hors d'elle une antithèse et que les deux opposés n'ont de sens qu'en tant qu'ils s'excluent réciproquement.

Mais ce fait primitif se complète par un autre qui ne l'est pas moins.

Puisque les deux opposés n'ont de sens que l'un par l'autre, il faut qu'ils soient donnés ensemble : ce sont les deux parties d'un tout...

Ainsi aux deux premiers moments que nous avons déjà trouvés dans toute notion, il faut en ajouter un troisième, la Synthèse. Thèse, antithèse et synthèse, voilà dans ses trois phases la loi la plus simple des choses.

Nous la nommerons d'un seul mot, la Relation." 
(PUF 1952, p. 1, ici en version pdf)

Magistral !
Nous avons là une présentation magnifique de la pensée inclusive, ternaire, formulée par Proclus (Ve siècle), reprise par les Chrétiens, illustrée par Charles de Bovelles jusqu'à Hegel.
Tout est acte car la relation est acte. L'acte reste insaisissable. Son objet est saisi, non l'acte lui-même, car au fond, acte est synonyme de conscience et de pur subjectivité. On pressent mieux, du même coup, le rôle essentiel du désir, de l'Amour et de la Haine et autres noms, autant de déclinaisons de la Relation primordiale.
En Inde, sa forme la plus aboutie est la philosophie de la Reconnaissance.

Pour ma part, j'entends par Relation ce mouvement d’emboîtement infini des opposés, qui mène de l'un à l'autre, qui s'enveloppent et s'embrassent tour à tour, à l'infini, et vers l'infini. A ce jour, cela me paraît être le moins mauvais concept de la Source.

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