Dans le Poème pour la reconnaissance du Maître en soi,
Outpala Déva montre que la conscience n'est pas une entité statique qui garantirait l'unité du monde, des êtres et des choses. Elle doit, en plus, être reconnue comme
désir d'agir.
En d'autres termes, tel phénomène n'existerait pas si telle hypothèse, à propos de sa cause, de sa raison d'être ou de son fondement, n'était pas vraie. Donc cette hypothèse est vraie.
Par exemple, un corps a nécessairement une extension. Or, une extension n'est possible que dans l'espace. L'espace est condition de possibilité des corps. Il est ce sans quoi les corps ne sont pas possibles, ce sans quoi aucun corps ne pourrait exister. Donc l'espace existe.
Il en va de même pour l'unité. Dans la tradition de Platon, en particulier. Ainsi Proclus énonce dans sa Théologie platonicienne (et aussi au tout début de sa Théologie systématique ou "Eléments de théologie") neuf arguments transcendantaux en faveur de l'unité comme principe des principes. Leibniz les résumera plus tard en disant : Ce qui n'est pas une chose, n'est pas une chose. Puis-je percevoir une chose dépourvue de toute unité ? Puis-je même l'imaginer ? Puis-je me représenter le multiple pur, vierge de toute forme d'unité ? L'idée même de "multiple" exige bien une participation à l'un, car une multiplicité, toute multiple qu'elle est, n'en est pas moins une multiplicité. Ou alors, ses éléments sont, chacun, un, sans quoi un élément ne pourrait être un élément. L'un est donc le principe de l'être, ce sans quoi rien n'existe.
De même, la philosophie de la Reconnaissance démontre que rien n'est possible sans conscience et que rien ne peut exister qui ne consiste en conscience, en l'acte de "conscience de". Il n'y a donc rien que conscience. Le sujet est conscience. L'objet est aussi conscience, car il est la manière dont la conscience se réalise librement, comme quand j'imagine un monde imaginaire. C'est aussi ainsi que les choses participent à l'unité de la conscience : sans unité ni continuité, il n'y aurait aucune mémoire et aucune relation. Rien ne serait possible. Il n'y aurait rien "et pas même rien", comme fait remarquer Abhinava Goupta, car être "rien", c'est encore être manifestation, représentation, unité et, donc, conscience.
Mais la conscience est "quelque chose de plus" que la conscience conçue comme simple unité assurant l'unité du monde et des êtres qui le peuplent. Elle est, en outre, "désir d'agir". Outpala Déva l'affirme dans ce verset, qui critique ceux qui, comme les partisans du Vedânta, veulent faire de la conscience une entité statique et absolument passive :
"Même si [l'on admet, avec le Vedânta,] que l'unité de la conscience est réelle, l'action resterait impossible pour des [choses] séparées en tant que phénomènes, s'il n'existait pas une conscience synthétique de l'unité [de ces phénomènes], une conscience qui est désir d'agir." (II, 4, 20)
Autrement dit, l'unité n'est pas contredite par la dualité, par le multiple dont sont tissées les choses, car la dualité, c'est la conscience une qui se manifeste librement ainsi.
Si l'on admet pas cette hypothèse, impossible d'expliquer les phénomènes, qui pourtant se manifestent bien.
Si, en effet, on pose un absolu absolument un, privé de toute diversité et de tout pouvoir de manifester une diversité, alors d'où vient la diversité que l'on observe à chaque instant dans le monde ? De l'ignorance ? D'une illusion ? Mais qui est victime de cette illusion ? L'absolu ? Comment l'absolu, qui est selon cette hypothèse pure unité, pourrait-il être source d'autre chose ? L'individu ? Mais l'individu présuppose lui-même l'existence de la dualité ! Comment pourrait-il en être la cause ?
Pour éviter ces écueils, il est nécessaire d'admettre que la conscience universelle est une conscience désirante.
Et c'est encore un argument transcendantal, ou par "supposition nécessaire" (arthâpatti, en sanskrit), aussi appelé "abduction", et proche du raisonnement bayésien. Cette manière de penser est employée par tous au quotidien : si par exemple on voit Pierre qui grossit, et que pourtant on ne le voit pas manger de la journée, on suppose que, nécessairement, il mange la nuit. On peut dire aussi que c'est une sorte de raisonnement pas élimination, couramment employée en médecine ou dans les enquêtes judiciaires.
Ici, on tend à remonter vers des hypothèses de plus en plus nécessaires, de plus en plus crédibles, jusqu'à une hypothèse nécessaire, transcendantale, "an-hypothétique" comme disait Platon, c'est-à-dire que l'on remonte de condition en condition, jusqu'à l'inconditionné. Et cet inconditionné est désir d'agir.
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