La notion de "concept" est familière de ceux qui s'intéressent à l'éveil et à la non-dualité.
On entend de plus en plus dire "Mais c'est un concept !" Le plus souvent, c'est un usage rhétorique, une manière de dire que telle chose est "imaginaire", sans importance, pas réelle.
Le terme vient du sanskrit vikalpa, qui désigne "ce qui est construit". Mais construit comment ?
Comme ce concept de "concept" est un concept bouddhiste, il faut aller du côté des grands philosophes bouddhistes pour le comprendre. La figure d'importance ici est Dharmakîrti.
Un concept donc, c'est une représentation construite en distinguant une chose, "x", de ce qu'elle n'est pas "non-x". C'est donc un objet élaboré par un acte d'exclusion, apohana. Par exemple, "vase" est un concept, car c'est un objet construit par exclusion de tout ce qui n'est pas le vase. Un concept est toujours accompagné de mots, exprimé par un ou plusieurs mots, mais un concept peut être une perception. Premièrement, parce qu'un concept peut lui-même être perçu de la manière la plus immédiate (j'ai conscience que je suis en train de penser à un vase), mais aussi parce que la plupart de nos perceptions, au quotidien, résultent d'une opération d'exclusion. Quand j'écoute une discussion dans le brouhaha, il faut bien que ce brouhaha soit exclu, "néantisé" comme dit Sartre, pour que les paroles qu'on m'adresse se découpent nettement et que la communication (vyavahâra, communication et vie quotidienne en général) puissent avoir lieu. Mais aussi pour percevoir ce vase, tout simplement. Le cerveau reçoit, à chaque instant, une masse incroyable de données (data). Ce chaos doit être filtré pour devenir praticable. Sinon, comme quand je suis ivre ou autiste ou paniqué, etc., je ne perçois plus le vase. Cela nous paraît évident quand nous sommes en bonne santé. En réalité, c'est un processus complexe et fragile, exploré par les philosophes bouddhistes et confirmé par les neurosciences.
Donc tous les objets sont des concepts. Des constructions. Ce vase que je vois n'est, même au premier instant de la perception et avant tout jugement explicite, plus une totalité donnée, mais le résultat d'une opération d'exclusion. D'ordinaire, cela passe si vite que cela passe inaperçu.
Mais tout ce qui a un nom est-il un concept ?
Selon la philosophie de la Reconnaissance, il y a une exception : la conscience, ainsi que ses synonymes "désir", "liberté", "je", "élan", "émerveillement", "action" et ainsi de suite.
Et pourquoi la conscience n'est-elle pas un concept ?
En effet, à première vue, "conscience" n'existe qu'en relation d'exclusion à "inconscience". De plus, la conscience porte un nom. Elle a donc les caractéristiques d'un concept.
Mais selon les philosophes de la Reconnaissance (Outpala Déva et Abhinava Goupta), il n'en est rien. En effet, la conscience n'est pas et ne peut pas être un concept, pour une raison simple : il est impossible d'exclure la conscience de quoi que ce soit. Perception, imagination, souvenir, hallucination, méditation... tous ces actes de représentation sont des actes de conscience. Tout est conscience. Même l'acte qui exclut, apparemment, la conscience, comme "Ah, j'étais inconscient et je viens de me réveiller", n'est qu'un acte de conscience. Je prends conscience que j'étais inconscient, ce qui veut simplement dire que le flot habituel des objets s'est interrompu brusquement, avant de reprendre, tout aussi brusquement. Mais cette "inconscience", j'en ai bien conscience ! Impossible de nier la conscience, puisque même l'acte qui la nie ne fait encore que l'affirmer. Cet étrange pouvoir de se manifester jusque dans l'absence est la "liberté" qui est l'essence même de la conscience. Donc la conscience n'est pas un concept.
En outre, toujours selon la Reconnaissance, le premier instant de toute expérience est un élan dans lequel le sujet et l'objet sont indifférenciés : en portant attention à ce premier instant, qui reste présent ensuite mais qui paraît recouvert par les concepts, je fais l'expérience de l'absolu, de la véritable "pleine conscience", avant tout concept, source de tous les concepts.
Mais le plus important est peut-être de réaliser que moi, conscience, je suis la source des concepts. Soit, en effet, je crée ces concepts (=ces objets) directement en tant que conscience universelle (c'est le cas dans la perception ordinaire et dans les songes qui échappent au contrôle individuel), soit secondairement, en tant que conscience universelle identifiée à telle personnalité (sachant qu'un même individu peut héberger des personnalités multiples). Un concept n'est pas une pure erreur (car alors, comment expliquer son efficacité ?) ni une illusion irrationnelle, mais une manifestation de la conscience : conceptualiser, c'est être l'absolu qui se réalise ainsi, de cette manière, par jeu et non par manque.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Pas de commentaires anonymes, merci.