jeudi 28 mai 2020

La philosophie de la Reconnaissance comme Résistance

en route vers le rien, dans le rien


La philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ) a été formulée par des Kashmiris. Vers l'An Mille, cette vallée connu son Âge d'Or : une prospérité sans précédent, notamment sur la Route de la Soie. Beaucoup de riches marchands, de gourous, de coachs (râjânakas) et autres managers (niyogîs). L'état était une entreprise et les entreprises devenaient des états. Les temples étaient des entreprises et les entreprises devenaient des temples. L'individualisme progressait, les libertés aussi, ainsi que la corruptions et des expériences morales en tous genres.

Face à ce mouvement de mondialisation, il y a eu deux réactions : 

D'un côté, le bouddhisme, religion du commerce (vyavahâra), du capital (punya, sambhara) en son double aspect entrepreneurial (bodhi-vîrya) et managérial (upâya-kaushâlya). Il faut dire que la religion des Bouddhas avait développé l'idéologie adéquate. Derrière tout capitalisme, il y a en effet la même idéologie : les sophistes à Athènes, les Bouddhistes au Cachemire, les postmodernes en Californie et dans les reste du monde mondialisé. 

Cette doctrine consiste à persuader les hommes qu'il n'existe ni vérité, ni beauté, ni bonté, ni justice, ni réalité. Tout est construit. Tout est interprétation, et interprétation d'interprétation. On se réveil, mais dans un rêve. Dont on se réveille, et ainsi de suite, à l'infini. Tout est relatif. Chacun est une île. Chaque instant est unique. Donc pas de réelle communication possible, faute d'un sujet, d'un objet, et d'une mesure les mettant en rapport, en raison. Tout est ineffable, "à chacun sa vérité", "à chacun son point de vue". Le seul lien universel est le commerce. L'argent n'a pas d'odeur, on se comprend. Il n'y a pas de mémoire fiable, pas de jugement fiable, pas de savoir authentique (sauf le savoir qu'il n'y a pas de savoir ; et encore, cela même doit se dissoudre), pas de centre, pas de source, pas de hiérarchie. Il n'y a que le présent de la jouissance, de la consommation, du spectaculaire. Il n'y a que la Magie, Mâyâ ; rien au-delà, pas de fond, aucun fondement. Pas de repères. Tout se réduit à des atomes d'expérience, à des flux d'expérience (santati) sans réel échanges. 

Dès lors, il n'y a plus de culture, plus d'éducation, seulement le Marché (vyavahâra, samsâra, identifié au nirvâna). Il n'y a que des mots, et les mots ne veulent rien dire : tout dépend "du point de vue". Lutte de forces aveugles. Automates virtuels. Les personnes, aux yeux du bouddhisme, sont déjà des IA. Il n'y a que des envies qui s'affrontent, des "machines désirantes" prisonnières de surfaces sans aucune profondeur, la profondeur étant elle-même une surface. Pas de réalité, seulement des apparences. Ni rien, ni autre chose. Le Marché parfait, nourrit de techniques (yukti, upâya) et de quelques repères issus de l'Ancien Monde que le bouddhisme ne doute pas de pouvoir "dompter" un jour. Car le monde est peuplé de fous que le bouddhisme veut "guérir", de même que les managers, de même qu'un Protagoras ou un Gorgias se comparaient à des sorciers de la parole, capables de produire n'importe quelle croyance. 

La vogue du bouddhisme, contemporaine de la montée en puissance du techno-capitalisme, c'est pas due au hasard. Le bouddhisme colle parfaitement à l'idéologie postmoderne, car il en partage les essentiels - l'absence d'essence. 

De l'autre côté, au Cachemire, quelques conservateurs, comme Jayanta Bhatta, mais le roi ne les écoute pas. Les managers non plus. Reste donc la Reconnaissance. Utpaladeva prend soin de formuler un non-dualisme qui ne soit pas une régression infantile dans une "nuit où toutes les vaches sont grises", une sorte de boue informe dans laquelle on prendrait plaisir à aller se vautrer par manque de courage et d'audace. 

Certes, il affirme clairement que la conscience divine transcende tout. Mais elle ne détruit pas ce Tout pour autant. Transcendante, elle fonde, elle nourrit. En effet, elle laisse son empreinte dans ses manifestations, c'est-à-dire dans tout. Ainsi, tout est fait d'un et de multiple, de Shiva et de Shakti, de même qu'Augustin voit des vestiges de la Trinité en chaque être, à l'instar de Proclus. Tout - la moindre chose, la moindre action, le plus petit geste - est non-dualité, synthèse d'unité et de multiplicité, d'identité et de différence. Cela n'est ni une intuition réservée à des élus, ni une affirmation obscure : il suffit d'examiner n'importe quelle expérience. 

Et donc, les idées sont construites, certes, mais elles ne sont pas pour autant des erreurs et des illusions car, comme fait remarquer le grand philosophe et mystique, "elles sont utiles et stables". Oui, les idées sont stables. Elles sont donc vraies, et belles, et bonnes, en plus de témoigner de la non-dualité. Elles servent de repères dans les tempêtes de la vie. La raison est un guide, jusque dans le yoga, où elle est sat-tarka, la droite raison, "l’auxiliaire suprême du yoga". 

Or, dès lors que les idées sont conservées comme repères, le Marché est bloqué (niruddha), en ce sens qu'un cadre, qui le transcende en lui pré-existant et en lui conférant son être, lui est imposé. Un cadre naturel : non pas institué, mais découlant de la nature même des choses. Il y a des repères, des vérités, même si elles ne sont pas absolues. 

Et surtout, il y a des échanges qui ne relèvent pas du Marché. Des rapports, des raisons qui ne sont pas de profit, mais de don. De don sans espoir d'un retour, d'un revenu, matériel ou spirituel. En outre, il y a un cosmos. Et dans cet être infini, il y a aussi du don : celui de la flèche du temps, de l'irréversible entropie. Utpaladeva n'y avait pas pensé, mais je le dis sans, je crois, trahir son esprit. 

Au sein de l'unité et grâce à elle, il reste des distinctions, des différences, des séparations, des dualités, des trinités, embrassées dans l'unité, mais "sans confusion". Tout ceci m'apparaît de plus en plus limpide.

En ce sens, la Reconnaissance est résistance. Un geste barrière. Le monde n'est pas soluble dans le Marché. Le Marché est soluble dans le cosmos, comme on s'en aperçoit en ce moment même. 

Et il y a pourtant place pour une évolution, pour de la nouveauté, pour de l'imprévisible, pour de la création. Car la conscience divine, qui se cristallise en cosmos sans jamais s'y réduire, est libre. Cette liberté, jamais seulement négative, est créativité, don du nouveau, liberté, donc, au sens fort du terme. Elle est aussi indépendance, autonomie (svâtantrya), tout le contraire de "l'interdépendance" qui n'est, en réalité, que le visage romantique et, parfois, exotique, du Marché qui se vend pour s'imposer. 

Tout est un, certes. Mais L'Un transcende le Tout. Ce par quoi tout est, ne relève pas de l'être, de l’objet, du plan des choses, matérielles ou spirituelles. Il ne relève que de soi. Ce qui, en un sens, rejoint aussi l'individualisme, car il n'y a pas de liberté sans individu.

En tous les cas, la Reconnaissance, en pensant une non-dualité inclusive (contrairement au Vedânta) mais "sans confusion" (contrairement au Nuage), nous offre des outils de résistance précieux. Non pas une doctrine "clé en mains", "plug and p(l)ay", mais des graines, encore plus précieuses que celles de Kokopelli, pour un monde à venir.

3 commentaires:

  1. Merci pour ce texte et surtout le rajout du concept "sans confusion", au Transcende et inclut Tout, popularisé par Ken Wilber.
    Bonne journée.

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    Réponses
    1. Bonjour, l'expression "unité sans confusion" vient du Pseudo-Denys, qui lui-même l'a volée à Proclus. Quand à l'idée de "transcender et inclure", elle vient de Hegel (la fameuse dialectique), qui lui-même l'a aussi pompée chez Proclus.

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  2. Si je comprend bien tout le monde pompe Proclus :-)
    Merci pour ces références.

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Pas de commentaires anonymes, merci.

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