Faut-il chercher à être "soi-même" ? Pour cet homme, oui, il faut se libérer des apparences pour se tourner vers l'intérieur, "invisible aux yeux" :
"Voulez-vous savoir ce que vous pouvez attendre de ceux à qui vous tâchez de plaire ? Voyez un peu ce que les autres ont gagné auprès de vous...
Vous n'êtes pas seul qui soyez affamé de vaine gloire : presque tout le monde court après le même fantôme. Avouez-moi que, si vous n'avez obtenu jusqu'ici de ceux qui vous environnent qu'autant d'estime que vous leur en aviez donné, ce n'était pas la peine de prendre tous les soins que vous avez pris. Or, sachez donc que c'est tout au plus la même chose ; que c'est beaucoup, si vous êtes dans l'esprit des autres ce qu'ils sont eux-mêmes dans votre esprit...
Il est étrange, mais il est vrai toutefois, que pour ne déplaire pas au monde, il faut lui cacher le dessein qu'on a de lui plaire."
Claude de la Colombière, La Vaine gloire
Pour Nietzsche, au contraire, "les Grecs étaient superficiels par profondeur". Il prône une non-dualité de l'apparence et de la réalité, car une réalité qui n'apparaît pas du tout n'est pas du tout une réalité. Tout est apparence ou apparaître. Qui rejette les apparences les a simplement prises en haine, parce qu'il se trouve moche, parce qu'il s'attache à sa propre apparence, ou parce qu'il estime avoir été trompé.
Outpala Déva, le grand mystique du Tantra, affirme aussi que l'Être est Apparaître, prakāśa, littéralement "le fait de briller", comme le verbe grec phaínō, "je brille", "je fais briller", "je manifeste", apparenté au sanskrit bhā-, "briller"). C'est là toute l'ambivalence de l'Apparaître, car "tout ce qui brille n'est pas or". L'apparence est-elle trompeuse ? Mais d'un autre côté, ce qui ne se manifeste en rien... n'est rien. Tel est du reste l'enseignement de Shiva à la Déesse au début du Vijnâna Bhairava Tantra. C'est par les propriétés d'une chose que l'on connait cette chose. L'inconnaissable n'est rien, et le rien... n'est rien. Même "être rien", c'est encore apparaître ainsi, se manifester ainsi, "briller" ainsi, comme rien, comme on brille par son absence. C'est par ses pouvoirs, par ses shaktis, que l'on sait ce qu'est le feu, par exemple. C'est par Shakti que l'on connait Shiva, c'est par conscience que l'on connait l'Être, car connaissance, c'est conscience. Voilà pourquoi, sans Shakti, Shiva n'est qu'un cadavre. Rien n'est sans conscience. Or conscience, c'est expérience, c'est pouvoir, manifestation, apparence. C'est en sachant ce que peut une chose que j'en vient à connaître cette chose. Une chose qui ne peut absolument rien, une chose qui ne serait absolument pas cause, ne serait pas une chose, ne serait absolument rien.
Seulement, les apparences délimitées sont immergées dans l'Apparaître, qui n'est rien d'autre que l'apparence sans limites, la clairière en laquelle toutes choses se font jour. L'Être est Apparaître, point de Shiva en dehors de Shakti, pas d'Être en dehors de la conscience.
Par conséquent, tout est clair, limpide, transparent. Tout est toujours présent. L'Apparaître infini en lequel baignent toutes les apparences passées, présentes et futures. L'immense mer de lumière en laquelle scintillent les ondes des choses particulières. Quand je réalise "Oh, ce miel est doux", c'est une réalisation limitée de l'Apparaître contracté ainsi. Quand je réalise "je suis", c'est la pleine réalisation de l'Apparaître total.
Il n'y a donc pas lieu de rechercher ceci ni de fuir cela, seulement de me donner corps et âme au "je suis", au pur et simple étonnement d'être. Rien n'est caché, tout est donné. Lumières sur lumière, comme des reflets dans un rubis, dit Abhinava Goupta. Et en termes de méditation, plonger dans le "je suis" n'est pas "fuir les apparences". C'est élargir l'apparence, élargir la conscience, ouvrir sans cesse, épouser l'inépuisable élan que je nomme "je suis".
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