vendredi 26 mai 2017

L'Être est-il l'absolu ?

Selon le Védânta, l'Être (sat) est l'absolu,
plus encore que la conscience (cit) ou la félicité (ânanda).



Mais selon la philosophie de la Reconnaissance,
l'Être, seul, n'est pas l'absolu.
Ou plutôt, l'enseignement tantrique  de la tradition du Coeur-Corps (kaula)
affirme que l'absolu (brahman), compris comme être inactif (shânta),
n'est pas l'absolu, le brahman bien compris.
Quand la Reconnaissance décrit l'absolu,
elle ne dit pas "être, conscience, félicité", mais "conscience et félicité".
Pourquoi ? Parce que l'Être évoque quelque chose de trop statique,
alors que l'absolu est, selon la Reconnaissance,
un acte, un mouvement, un devenir.
Pour les philosophes du Tantra,
brahman signifie "expansion" perpétuelle,
et non transcendance abstraite.

L'Être est. C'est certain.
Il est "ce qui reste au moment du repos ultime", de la résorption de tous les niveaux de conscience
dans la Mâyâ, c'est-à-dire, ici, une sorte d'état d'inertie, dont l'état de sommeil profond
est l'exemple le plus familier. 
Mais il n'est pas l'absolu libérateur, le Coeur (hridaya).
L'Être statique, "serein" (shânta), est la Matrice que Dieu va exciter et féconder.
La Reconnaissance considère que l'Être pur, indifférencié, n'est qu'une phase
dans la Vie de l'absolu vraiment absolu, nommé ici Bhairava.
Selon le philosophe de la Reconnaissance qui est l'auteur de la Courte méditation sur le Tantra de la Maîtresses des trois Shaktis (Parâtrîshikâlaghuvrirtti), cet absolu "statique" n'est qu'un aspect ou une phase du véritable absolu en devenir de réalisation :

"La réalisation de l'absolu selon les partisans du Brahman (=les adeptes du Védânta)
n'est rien d'autre que ce nectar immortel, le Soi, qui est la fusion de toute chose en une seule masse
au moment où tout, jusqu'au plan de Mâyâ, atteint son point de repos extrême."

Mais ce repos n'est pas l'absolu. C'est seulement la disparition de la dualité
dans l'Être indifférencié. Or cet Être, poursuit notre philosophe,
"est à son tour excité par Bhairava qui (ainsi) 'éjacule' l'univers".

L'Être, c'est la Matrice, le yoni (ou "la", si vous préférez),
auquel Bhairava va venir se frotter, et qu'il va féconder.
Notre auteur anonyme convoque alors ce célèbre verset de la Bhagavad Gîtâ,
qui prend soudain une consonance tantrique :

"Le grand Brahman (=l'Être) est pour moi la matrice (yoni).
En elle, je dépose l'embryon (de l'univers).
De là, ô fils de Bharata, proviennent
tous les êtres !"

En termes de niveaux de conscience, l'Être n'est pas la pleine réalisation,
car en lui, la dualité, Mâyâ, a disparue (provisoirement), mais n'a pas
été réalisée comme manifestation de la conscience.
Cet état d'être indifférencié (eka-ghanam) est certes un "nectar",
car on y goûte un certain repos,
mais ça n'est pas l'éveil de la conscience en sa liberté,
car la conscience s'y trouve bien plutôt comme abrutie,
assoupie, endormie, enfermée en soi 
(parinishthitâ, âtma-nishthâ),
ce qui est précisément le contraire de la conscience,
laquelle est liberté, pouvoir de sortir de soi (tout en restant en soi, évidement) !

Car au-delà de ce plan d'expérience,
il y a le "Chemin pur", celui où la dualité
est reconnue comme libre manifestation de soi,
prise de conscience de soi, réalisation de soi
dans la félicité, dans l'extase créatrice.
Plus vaste que l'Être est le Trident des énergies
de désir, de pensée et d'activité :
"je veux", "je fais", "je connais".
Parmi ces trois Shaktis, la plus sublime
est celle du désir,
car elle contient les autres en elle,
comme quand on a soudain une intuition,
une vision globale, comme une ville vue 
depuis le sommet d'une montagne.

Mais, encore plus vaste,
il y a l'extase créatrice elle-même,
l'orgasme (eh oui !) divin,
représentée par les deux points
qui symbolisent, au sens fort du mot 
(deux tessons de poterie brisés puis réunis)
le Dieu et la Déesse, l'Être et la Conscience,
ou disons plutôt, l'absolu comme "ce qui est"
et comme "réalisation de soi en tant que 'ce qui est'".
Or, c'est ce dernier aspect qui est essentiel,
et qui distingue cette philosophie tantrique 
qui est bien une philosophie du désir et de l'acte,
plutôt que de l'être statique et immuable.

L'Être est la matrice,
excitée par les trois Shaktis,
excitation qui culmine
dans l'extase créatrice (visarga) qui, seule,
est le Corps de l'absolu.
L'absolu est donc Relation,
deux points, toujours Deux,
deux-en-un,
et non pas seulement Un.

Dans une perspective plus ésotérique,
il y a "sa", l'Être pur,
qui est l'être homogène, indifférencié,
la présence simple, présente
dans le Rituel Primordial
sous la forme du soupir des amants.
Puis ce soupir devient excitation,
l'embryon de l'extase,
qui grandit et grandit, "au"
jusqu'à l'extase, "h".

Dans un autre sens encore,
c'est l'Être "a" qui éclate en désir "h",
qui engendre l'individu "m".

Mais comme dit Abhinava Goupta,
"il ne faut pas tout dire en même temps" !

(l'exposé du Mantra par notre philosophe inconnu se trouve pages 16 et 17 
de l'édition du Cachemire)

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