Philosophie et mystique, voie de la connaissance et de l'amour. Philo-sophia, amour de la sagesse, désir de vérité, expérience et réflexion. Yoga ou union du cœur et de la tête. La philosophie comme yoga, la philosophie comme pratique, éclairée et nourrie par la tradition du Tantra et autres sources que nous ont léguées nos ancêtres. Formation tantra traditionnel.
lundi 31 août 2020
Pourquoi la Lune est-elle croissante et décroissante ?
La Lune est le symbole universel du temps, du devenir organique. Elle semble disparaître pour réapparaître et croître à nouveau, comme le printemps, comme la vie.
Pleine d'un nectar frais et source des pluies fertiles, elle décroît pourtant bel et bien au fil d'une quinzaine.
Pourquoi ?
Elle décroît parce qu'elle nourrit et abreuve l'univers. L'univers, ce sont les dieux, c'est-à-dire les faculté du corps et de l'esprit.
Voici ce qu'en dit Abhinavagupta dans le Tantrâloka, avec le commentaire de Jayaratha (VI, 95-96, traduction ancienne, littérale et sans doute à revoir) :
"Le nectar en forme de Lune est divisé en seize [portions], lesquelles se répartissent en deux [sortes]. 95
Tous les dieux s'abreuvent des quinze portions autres [que la portion Immortelle]. "Celle qui est avec [le Soleil] » (amā), est la [portion] restante qui se tient à l’intérieur de la cache [du Cœur. Elle est donc] l’Imperissable qui nourrit tout l’univers. 96
Jayaratha : Le nectar en forme de Lune, différencié en seize modalités est, de plus, de deux sortes : en tant que les seize portions en forme d’expir visible actuellement (dṛśyamānaḥ), et en tant que cette portion de la couleur d’une eau blanche très limpide lui servant de support. Tel est le sens. Là, les 15 portions sont tous les dieux extérieurs, etc. Et elles sont aussi, à l’intérieur, les organes et leur objets/effets, désireux de se nourrir, de s’abreuver, par quoi y a en la [Lune] chaque jour un déclin. Dans cette même intention, il est dit, là et ailleurs :
« Quand la lune est bue chaque jour par les hommes, les mânes et les dieux, elle entre dans l’anéantissement... » (Sāmbapañcāśikā, 8)
De plus, la seizième portion appelée « celle qui demeure avec [le soleil] » (amā) est un « reste » (śeṣa), car c’est sa nature d’être pénétrée (āviṣṭa) par les quinze portions récoltées par les dieux, etc. C’est pourquoi, étant bien protégée comme un trésor dans une cache, elle ne peut être anéantie. Tel est le sens. Puisque elle nourrit l’univers en tant qu’elle embrasse en elle-même les quinze portions, elle est donc « celle qui demeure simultanément », car les quinze portions habitent simultanément en elle. Voilà pourquoi on peut l’appeler « celle qui demeure simultanément » (amāvāsyā). Tel est le sens.
Par ailleurs, puisqu’[elle] règne sur les [jours lunaires], elle peut secondairement (aupacārika)2 être appelée « jour lunaire ». Telle est l’intention [de ces verset d'Abhinavagupta]."
La Lune subtile, est l'espace divin au-dessus de la tête, vide dont s'écoule l'ambroisie qui anime l'âme. Elle transcende les quinze portions qu'elle nourrit, les quinze facultés du corps et de l'esprit. Elle se vide pour les remplir. Mais elle ne se vide jamais complètement. Une seizième et ultime portion demeure toujours, immortelle et source de vie sans déclin. Elle est le silence à la fin de l'expir.
Dans la pratique, on sent que le souffle expiré monte à la verticale, au-dessus de la tête, jusqu'à "la Fin des Douze" à environ vingt centimètres au-dessus de la fontanelle, domaine de l'énergie la plus affinée, du vide qui remplit tout, de qui tout s'épanche et en qui tout retourne se cacher. Dans l'absence éclatante qui se révèle à la fin de l'expir, à la fin apparente d'un cycle de vie, la vie véritable se réveille.
D'où l'importance de cet enseignement sur la seizième portion de la Lune, la Lune Nouvelle, l'Impérrissable.
samedi 29 août 2020
Raisonner plutôt que résonner
Aspasie et les philosophes, Corneille II, vers 1670
A - Séduire et chercher la vérité : ce sont deux attitudes bien différentes. Si je suis séducteur, je présuppose que je détiens quelque chose que l'autre n'a pas et dont il a besoin. Par exemple mon savoir, mon intelligence, ma beauté ou un art. Si je cherche la vérité, je ne présuppose rien, sauf ce désir d'aller vers le vrai. Si je me mets en présence d'autrui pour chercher la vérité, il est mon égal. Tout ce que je peux lui apporter, c'est un soutien moral, des idées nouvelles et des objections. C'est faire à deux ce que l'on peut faire seul.
B - Mais se sentir séduit, c'est important ! Sans cet élément érotique, le désir ne s'éveille pas et la connaissance n'est pas transmise. Rien ne se passe, littéralement.
A - Non. Bien souvent, nous apprenons dans une relation neutre, voire dans une relation antagoniste.
B - Mais sans désir de l'autre, sans désir d'être reconnu ou de vaincre, comment chercher le vrai ?
A - Par désir du vrai. Il suffit. A vrai dire, tout autre désir se ramène à un désir du vrai subordonné à une représentation plus ou moins... vraie. Par exemple "Si j’acquière tel savoir, qui est vrai, je serai vraiment heureux." D'autre part, je constate que je peux apprendre et finir par être convaincu d'une vérité, même si, au départ, elle me déplaît, et même si celui qui l'énonce me déplaît. Et cette instinct qui, en moi, me contraint de l'intérieur à admettre cette vérité déplaisante, je l'appelle "raison". Et comme, en outre, cet instinct est inséparable d'une certaine intégrité, la raison n'est pas différente de la conscience morale.
B - Mais moi, je n'adhère qu'à ce qui me parle, à ce qui "résonne" pour moi.
A - Cette attitude, fort répandue, est le meilleur moyen de rester enfermé dans ses préjugés et de rester loin de la vérité. Au lieu de résonner, il faut raisonner. La vérité s'impose à nous. Nous avons certes, en nous, instinct de vérité, mais nous pouvons toujours faire le choix de ne pas l'écouter et d'écouter plutôt la voix du préjugé. Le préjugé m'entraîne vers des personnes qui partagent les miens. La raison m'entraîne vers la vérité, elle tend à m'élever au-delà du préjugé ou de l'ignorance pure et simple, vers la vérité. Ce que l'on entend par "résonance" n'est souvent qu'un effet de group, une forme de pression sociale plus ou moins subtile. Je "sens" que ça "résonne", parce que j'ai intérioriser des injonctions, le plus souvent sans en avoir la moindre conscience. La véritable résonance est la consonance du sujet et de l'objet, autrement dit de la pensée et de l'être. Dans cet accord il y a harmonie, résonance et sympathie : ce sont là des images que l'on peut bien employer tant que l'on a une claire compréhension de ce qu'elles représentent.
jeudi 27 août 2020
La danse du vide et du plein
Karaikkal
La vie intérieure est une sorte de dialogue entre vide et plein. Le vide est mort qui prépare la naissance de la sensation de plénitude.
Ce dialogue s'incarne dans le va-et-vient de la respiration.
Le flux de l'expérience chevauche ces souffles. Il est aussi fait de ces antagonismes.
La conscience comme devenir est personnifiée par Kâlî, Déesse à la fois affamée et comblée, dont la danse (krama) est succession de vide et de plein.
Le Clair de lune de la conscience (Cidgaganacandrikā) chante cette marche :
saprakāśakṛtamajjanaṃ jagat kurvatī bhavasi pūrṇimā śive |
pūrṇameva tava rūpamanyathā kurvatī kila kuhūḥ pratīyase || 21 ||
"Quand tu immerges le monde et sa manifestation
en toi, tu es la Pleine Lune, ô Shivâ !
Quand tu renouvelles ta plénitude,
tu apparais comme Lune Nouvelle."
pūrṇatākṛśatayoryadantaraṃ tatra kāli vijahatkrame sthitā |
darśitakramavibhāgasaṃbhramaṃ kālamadyatanamattumīhase || 22 ||
"Ô Kâlî, tu es présente entre la plénitude et le vide (litt. "la minceur"),
quand tu abandonnes (cette) marche (de la respiration).
Tu aspires (alors) à dévorer le moment présent,
(cette) illusion des différents aspects du devenir que (tu) donne à voir."
mātṛmeyamitisādhanātmikā tvatkṛtonmiṣati yā vikalpadhīḥ |
tvatsvarūpamakalaṅkitaṃ tayā kasya devi viduṣo na muktatā || 23 ||
"Tu es l'éclosion de la pensée discursive
faite du sujet, de l'objet et de la connaissance.
Ton essence n'est (pourtant) pas conditionnée par elle.
Sachant cela, ô Déesse, qui n'est pas délivré ?"
La Déesse est la source des mouvements du souffle, supports des mouvements de l'attention, les vikalpa. Cette source est reconnue d'abord entre ces mouvements (turya), puis dans ces mouvements mêmes (turyâtîta). Elle est à la fois pleine, car en mouvement (krama) et vide, car libre de ce mouvement (akrama) dont elle est aussi la source, l'Acte toujours actuel. C'est le miracle que célèbre le verset suivant, difficile à traduire :
akramakramavimarśalakṣaṇaṃ yā kramākramamayī kramākramam |
akramaṃ śivamavekṣya madhyagaṃ tvāṃ ca satkulamidaṃ tavānanam || 24 ||
"Cette (Déesse), à la fois en mouvement et immobile,
observe Dieu, centre à la fois en mouvement et immobile,
caractérisé par une conscience atemporelle du devenir.
Et toi, ton visage est le corps véritable de (Dieu)". [en lisant asya à la place de idam]
mercredi 26 août 2020
Les deux époques de l'histoire du tantrisme
Avant le néo-tantra (le "Tantra"), le tantrisme a eu une histoire en Asie.
Pour aller au plus simple, il faut distinguer entre les traditions anciennes, avant le XIIè siècle ; et les traditions postérieures au XIIè siècle, marquées par les ravages des violences islamiques.
Voici comment Mark Dyczkowski résume les différences entre les deux périodes :
"Après le XIIè siècle, (...) les Musulmans ont établi leur domination sur le Nord de l'Inde et, en toute probabilité à cause de cela, la plupart, si ce n'est toutes les traditions tantriques qui fleurissaient dans le Nord furent finalement interrompues. Bien que la transmission des enseignements de ces traditions et les lignées tantriques à travers lesquelles elles étaient transmises furent perdues, les principes essentiels, les symboles, beaucoup de divinités, de rituels et autres pratiques ne tombèrent pas dans l'oubli. On pourrait dire que, dans une large mesure, les paradigmes sont restés. Cependant, les formes concrètes qu'elles générèrent dans la renaissance qui s'ensuivi , bien que similaires, ne furent pas les mêmes. Dans certains cas, la transition ne pu se faire sans modifications substantielles, ni même sans la perte des structures antérieures, alors mêmes qu'elles avaient subsisté pendant des siècles et avaient été reproduites dans de nombreuses traditions tantriques." (Manthâna Bhairava Tantra, Introduction, vol. 1, p. 474)
Autrement dit, il faut comprendre qu'il y a un avant et un après l'irruption de l'islam, en Inde comme ailleurs. Le génocide subit par l'Inde a laissé des dégâts irréparables, outre les millions de vies détruites. Cependant, bien des éléments ont survécu, sous d'autres formes. Dyczkowski donne l'exemple du corps subtil : dans les traditions tardives, dont celle des "sept chakras" qui a été mondialisée par l'entremise de Woodroffe, tout ce qui était situé dans l'espace au-dessus de la tête, est désormais placé dans la tête, dans le fameux "lotus aux mille pétales".
Il en va de même pour le reste : des fragments anciens subsistent dans les traditions tardives, mais tout est bouleversé. Par exemple, des divinités anciennes survivent dans le système tardif des "Dix Grandes Sciences" (dasamahâvidyâ), mais sous une forme très appauvrie, sans la profondeur qu'elles avaient avant. Ainsi le yoga passe à l'arrière-plan, tandis que les rituels prennent de plus en plus d'importance. Surtout, le yoga tantrique est remplacé par le hatha yoga de la tradition Nâtha, laquelle est clairement une perversion des traditions Kaula dans le sens d'un ascétisme et d'une misogynie toujours plus marquées. Ce mouvement est aujourd'hui si dominant que la mémoire des génies passés du shivaïsme du Cachemire, ainsi que la richesse sans équivalent des yogas shivaïtes, ont presque entièrement disparues des mémoires.
Voilà pourquoi, même si l'on n'est pas un spécialiste de l'histoire du tantrisme, il est important d'avoir en tête la distinction entre ces deux époques du tantrisme.
dimanche 23 août 2020
Vijnâna Bhairava Tantra Fin : A qui transmettre l'enseignement ?
Conclusion et fin du Vijnâna Bhairava Tantra, sur les conditions de la transmission de l'enseignement :
ity etat kathitaṃ devi paramāmṛtam uttamam |
etac ca naiva kasyāpi prakāśyaṃ tu kadācana || 157 ||
"Ainsi a été exposée l'ambroisie ultime,
suprême, ô Déesse !
Et cela ne doit jamais être révélé à quiconque..."
paraśiṣye khale krūre abhakte gurupādayoḥ |
nirvikalpamatīnāṃ tu vīrāṇām unnatātmanām || 158 ||
"... est disciple d'une autre (lignée),
est mauvais, cruel et sans dévotion aux pieds du maître.
En revanche, (il faut toujours le révéler)
aux héros dont la pensée est sans hésitation,
qui se sont élevés au-dessus (de l'illusion du pur et de l'impur)..."
bhaktānāṃ guruvargasya dātavyaṃ nirviśaṅkayā |
grāmo rājyam puraṃ deśaḥ putradārakuṭumbakam || 159 ||
"...à ceux qui sont dévoués à la lignée des maîtres,
qu'on le donne sans crainte.
Village, royaume, cité, pays,
fils, femme et famille :"
sarvam etat parityajya grāhyam etan mṛgekṣaṇe |
kim ebhir asthirair devi sthiram param idaṃ dhanam |
prāṇā api pradātavyā na deyaṃ paramāmṛtam || 160 ||
"... tout cela qu'on l'abandonne
et que l'on s'empare de cet (enseignement), ô toi qui a des yeux de gazelle !
A quoi bon ces (biens) éphémères, ô Déesse ?
Cet (enseignement) est la richesse véritable, (car il est) durable.
On devra donner même (nos) souffles vitaux (au moment de la mort),
(mais) que l'on ne donne pas (=que l'on ne renonce pas)
à l'ambroisie ultime !"
śrī devī uvāca |
devadeva māhadeva paritṛptāsmi śaṅkara |
rudrayāmalatantrasya sāram adyāvadhāritam || 161 ||
La Déesse dit :
"Dieu des dieux, grand Dieu,
ô source de paix, je suis totalement comblée.
Je reconnais à présent
l'essence du Livre de l'union de Shiva et Shakti..."
sarvaśaktiprabhedānāṃ hṛdayaṃ jñātam adya ca |
ity uktvānanditā devi kaṅthe lagnā śivasya tu || 162 ||
"... et je perçois à présent le coeur de toutes les Shaktis/
de toutes les traditions tantriques.
- Ayant dit cela, pleine de joie, la Déesse
embrassa le cou de Shiva."
iti shivam
samedi 22 août 2020
Vijnana Bhairava Tantra 33 Rising Awareness Up the Sky, A Tree, A Wall, A Moutain Or Another'Body
Le lac Dal au Cachemire
In that verse 33, we learn of the same practice as in verse 29, rising Kundalini. But here, instead of Her rising through our "own" body, we rise along with Her in another's body, or up through a wall, or the sky, of a mountain, a tree, etc :
īdṛśena krameṇaiva yatra kutrāpi cintanā |
śūnye kuḍye pare pātre svayaṃ līnā varapradā || 33 ||
"By that very process (of the twelve steps of rising throught the subtle body),
wherever (one projects one's) awareness (cintanā)
- (that is), in empty (sky), in a wall,
in another (body or) in a (worthy) vessel, (like a good disciple),
She Whi Is the Giver of Boons will (go back) hide into Herself."
She will "ascend" and open up, go back to her original state of naked open silence. The fact that individual awareness (cintanā) and universal awareness (varapradā) are in the same case (sāmānādhikaraṇya) suggests that they are, in truth, one and the same awareness. Thus, this "practice" is not a case of going from one place to another, but of recognizing one's original state.
vendredi 21 août 2020
Vijnâna Bhairava Tantra 155 156 deuxième partie
Suite vidéo (en-bas) et fin du commentaire de Shivopâdhyâya sur les verset 155 et 156 du Vijnâna Bhairava Tantra qui forment, avec le verset 154, les "sûtras du Mantra Hamsa" :
vrajet prāṇo viśej jīva icchayā kuṭilākṛtiḥ |
dīrghātmā sā mahādevī parakṣetram parāparā || 154 ||
asyām anucaran tiṣṭhan mahānandamaye 'dhvare |
tayā devyā samāviṣṭaḥ param bhairavam āpnuyāt || 155 ||
ṣaṭśatāni divā rātrau sahasrāṇyekaviṃśatiḥ |
japo devyāḥ samuddiṣṭaḥ sulabho durlabho jaḍaiḥ || 156 ||
Lien vers la première partie sur ces trois versets :
https://youtu.be/xtiNHzbLq08
Non-dualité de la conscience et du langage
"L'absolu est au-delà des mots" : telle est l'une des opinions les plus répandues. Le bouddhisme et le Vedânta défendent cette idée d'un gouffre entre le langage et l'éveil (bodha, terme qui désigne aussi la conscience). Selon eux, les mots n'ont rien à voir avec l'être (tattva), avec "ce qui est", mais seulement avec des constructions sans rapport avec l'être. "Être et penser ne sont pas le même" pourrait être la réponse bouddhisto-védântique à Parménide.
Mais pour autant, ça n'est pas la réponse de (toute) l'Inde. Or, comme ce sentiment d'une impuissance du langage est aujourd'hui si répandue, il n'est pas inutile de la questionner. Le bouddhisme a certes rencontré la "déconstruction" (un courant de pensée très influent né en France) et le capitalisme, dans une sorte de "convergence des luttes". Que la chose est ironique ! quand on songe que, justement, ces pensées nient tout universel, toute identité, toute constante... Il est vrai (!) que la pensée postmoderne, comme on l'appelle aussi, se fait une fierté d’asséner des contradictions comme si elles étaient des solutions. Mais ce faisant, 1) ce courant favorise un matérialisme qui nie la personne et l'humanité et 2) favorise la marchandisation de la personne et de l'humanité - y-compris de la culture et, précisément, du langage. Du reste, ce dernier connaît un effondrement inouï dans toutes les cultures contemporaines. J'y vois une relation de cause à effet et je me désole de la spiritualité non-duelle qui célèbre "l'impersonnel" et "le percept brut" de la manière la plus unilatérale. Je confesse qu'à écouter cette rhétorique, je me sens invariablement envahi du même genre de malaise qui m'assaille quand j'essaie de trouver la sortie d'un magasin IKEA. Y aurait-il un lien ? Allez savoir.
Pour clarifier ma position sur l'humanisme, je dirai simplement que la vie intérieure se déploie en trois phases : l'individu ignorant le divin ; l'individu mourant dans le divin ; l'individu renaissant dans le divin. Telle est la marche, naturelle et surnaturelle, de l'individu en chemin dans l'être, toujours déjà atteint mais auquel l'individu n'est jamais pleinement adéquat. Un discours de déconstruction de l'individu, avec les identités auxquelles il s'identifie, est nécessaire et légitime concernant la seconde phase. Mais cette déconstruction n'est pas la fin du chemin. Bien plutôt : mort ET renaissance. Tel est le cycle de la vie. Il y a une illusion de l'individu ; mais il y a aussi une vérité de l'individu.
Or, ceci vaut aussi bien pour le langage. Cette intuition, que l'on retrouve dans le tantrisme et, éminemment, dans le shivaïsme du Cachemire, a son origine dans une tradition peu connue et hautement originale, celle de la "théorie de l'absolu comme langage" (shabda-brahmâ-vâda), développée par un génie du VIe siècle (?), Bhartrihari.
Il dit :
na so 'sti pratyayo loke yaḥ śabdānugamād ṛte /
anuviddham iva jñānaṃ sarvaṃ śabdena bhāsate // 1.131 //
"Dans le monde, il n'existe pas d'expérience/ d'intuition/ de réalisation (pratyaya) qui ne se conforme au langage.
Toute expérience/ cognition (jnâna) apparaît comme tissée de langage."
Pratyaya est un terme aux multiples sens, mais qui désigne d'abord l'expérience en général. En contexte spirituel, en particulier Kaula, pratyaya signifie à la fois la réalisation spirituelle et les signes ou manifestations empiriques de cette réalisation, comme par exemple la transe ou l'immobilité. L'idée est que même les expériences apparemment les plus "directes" sont en réalité de nature linguistique, même celles qui semblent "sans discours" (nirvikalpa), comme celles des yogis. En fait, l'absolu (brahman) lui-même est langage (shabda).
vāgrūpatā cet utkrāmed avabodhasya śāśvatī /
na prakāśaḥ prakāśeta sā hi pratyavamarśinī // 1.132 //
"Si l'essence éternelle de la conscience
- (à savoir), la parole - venait à mourir,
alors la (conscience en tant que) manifestation
ne pourrait plus (rien) manifester !
Car, en effet, la (conscience) est retour sur soi."
Extrait de : Les phrases et les mots (Vâkyapadîya)
Ce verset contient en bref toute la philosophie tantrique de la Reconnaissance (Pratyabhijnâ) : prakāśa et vimarśa, personnifiés respectivement par Shiva et par la Déesse. Que la conscience (avabodha, bodha, mais aussi samvit, samvedana, samvitti, cit, citi, caitanya) soit "lumière" manifestante, tous l'accordent. Qu'ils soient bouddhistes ou védântins, la plupart des philosophes indiens reconnaissent qu'il existe quelque chose comme une conscience, et que cette conscience est la "lumière" ou "illumination" (c'est le sens premier de prakāśa), mise en lumière des être et des choses, qui accompagne nécessairement toute expérience, sans quoi... il n'y aurait que ténèbres. La conscience est donc "manifestation", acte de manifester, par exemple ce vase devant moi (=en moi, "dans" cette manifestation, en dépendance d'elle).
Mais il y a quelque chose de plus, une autre dimension dans la conscience (c'est-à-dire dans l'expérience, anubhava, pratyaya, jnâna). C'est cette dimension que le bouddhisme, le sâmkhya et le Vedânta ont manqué selon Bhartrihari, et que le tantrisme va explorer. Cette dimension est désignée par le terme intraduisible vimarśa. Mais ce qui est certain, c'est que vimarśa a à voir avec le langage. Il désigne en effet l'acte de juger, d'évaluer, d'estimer, de penser, etc. Dans les discours bouddhistes ou védântiques, vimarśa équivaut d'ailleurs à vikalpa, l'acte de visée d'un objet, qui est simultanément exclusion de tout ce qu'il n'est pas. Par exemple, regarder ce vase, c'est faire abstraction de tout ce qui, autour, pourrait aussi être perçu.
Or, les philosophes tantriques vont faire le lien entre ce pouvoir de penser et la Puissance féminine qui est au centre du tantrisme, en particulier dans ses niveaux les plus ésotériques. Mais, même au niveau le plus exotérique (le shivaïsme comme religion universelle), il est clair que la Déesse est très importante. Elle ne se réduit pas à une illusion. En fait, elle est la conscience, ou plutôt le cœur vivant de la conscience, justement désigné par le mot vimarśa. Être (Shiva) et penser (Shakti) sont donc inséparables, "comme les mots et leur sens", selon la formule célèbre du poète Kâlîdâsa. Nous sommes à l'opposé du bouddhisme et du Vedânta "bouddhicisé" (channa-bauddha). Le Vedânta de Bhartrihari, au contraire, est sans doute plus proche de l'esprit védique : l'absolu est langage et son "corps" premier, c'est le Veda, la parole primordiale, qui elle-même se rassemble (comme la Kundalinî se contracte dans le Linga au centre du Yoni, le Point au centre du Triangle) dans le "bourdonnement" om.
Cette philosophie est donc une philosophie de la continuité. Au lieu de marquer les ruptures, comme le font le bouddhisme et la Vedânta en instituant le monachisme, l'ascétisme et le renoncement aux plaisirs, le tantrisme souligne les continuités : de l'absolu jusqu'à nos mots de tous les jours, c'est un seul acte de conscience, une seule "vague" (ûrmi). Bien sûr, les mots ne sont que des fragments de l'absolu et ils sont conditionnés par les besoins, l'égoïsme, etc. Ils ne peuvent exprimet adéquatement l'absolu. Mais Bhartrihari et la Reconnaissance voient dans ces fragments des fragments de l'absolu, plutôt que des illusions venues dont on ne sait où. La manifestation cache, mais ce faisant, elle dévoile. D'où une vision de la vie intérieure comme célébration de la vie, comme unification et réconciliation. Et cela aussi bien dans le langage. Est-ce un hasard si les maîtres du shivaïsme du Cachemire sont aussi, à défaut d'être de grands poètes, des maîtres de poésie ?
Bien sûr, l'absolu est langage, mais pas langage des mots. L'absolu est langage "compressé", ramassé en intuition, comme la vision globale d'une ville depuis une colline. Les discours sont ensuite le déploiement de ce langage intuitif, marche articulée dans l'espace (pour les substantifs) et dans le temps (pour les verbes).
Bhartrihari et le tantrisme (la Reconnaissance) explorent avec une finesse sans précédent ce rapport entre les mots et leur source, qui est la conscience - cette conscience pure qui est déjà un langage. Abhinavagupta en particulier consacre de profondes analyses à ces moments où la conscience comme langage pré-discursif (d'avant les mots), affleure à nu dans l'expérience, comme par exemple lorsque je courre à perdre haleine. Dans ces moments, en effet, il y a pensée (choix, sélection, opération, action) ; mais pourtant il n'y a pas de mots. Car articuler ralentit l'action, me privant de cette précieuse vitesse qui pourrait, par exemple, me permettre de sauver ma vie en courant.
L'attention portée à ces actions courantes (c'est le cas de le dire !) est, selon Bhartrihari et le tantrisme, la clé de l'éveil spirituel. Les mots et les gestes se révèlent alors comme des prolongements du Soi, en un seul geste, comme les vagues sur la mer ne sont rien d'autre que le mouvement total de la mer.
L'éveil de la Kundalinî à la fin d'un expir
tadūrdhve tu śikhā sūkṣmā cidrūpā paramākalā |
tathā sahitamātmānamekībhūtaṃ vicintayet ||
"Au-dessus de la (fontanelle)
il y a 'la mèche', subtile,
conscience, énergie ultime.
Qu'on la contemple ainsi, identifiée au Soi."
gacchantī * hma (ûdhva ?)mārgeṇa liṅgabhedakrameṇa tu |
sūryakoṭipratīkāśaṃ candrakoṭi suśītalam ||
"Elle s'élance vers le haut
en traversant le Linga,
éclatante comme des millions de soleils,
fraîche comme des millions de lunes."
amṛtaṃ yadvisargasthaṃ paramānandalakṣaṇam |
dṛtaraktasutejāḍhyadhārāpāta pravarṣiṇam ||
pītvā kulāmṛtaṃ divyaṃ punareva viśetkulam |
punarevākulaṃ gacchenmātrāyogena nānyathā ||
"Que l'on s'abreuve de l'ambroisie divine Kaula
qui habite l'extase (visarga), qui est félicité absolue,
averse des eaux abondantes d'un noble sang
et à l'éclat puissant.
Puis, que l'on entre à nouveau dans le corps/ dans le tout (kula).
Puis encore, que l'on aille vers la (conscience) transcendante (akula)
au moyen de ce yoga des (deux) moments
- mais pas autrement !"
sā ca prāṇāḥ samākhyātā tantre'smin parameśvari |
udghātaḥ procyate so'pi prāṇāntaṃ spṛśate yadā ||
"Et cette (énergie qui s'élève) est appelée
'souffle expiré' dans ce Tantra, Ô Suprême Souveraine !
Quand on sent la fin de l'expir,
cela s'appelle une 'élévation'."
extrait de La Lampe de la (tradition) Kaula, Kuladîpikâ, II, 1-5
Je suppose que les "moments" (mâtrâ) sont la transcendance dans le corps et le retour dans le corps. Avec chaque expir, l'attention s'élève au-dessus du corps (jusqu'à la 'Mèche', shikhâ), puis avec l'inspir, elle retourne dans le corps. Se réalise ainsi l'union de l'expir et de l'inspir, de Shiva et Shakti, etc.
Comme toujours dans la tradition Kaula, il s'agit de se recueillir sur la fin de l'expir. C'est le coeur de la pratique.
Pourquoi la Déesse Tripurâ s'appelle-t-elle Tripurâ ?
Pourquoi la Déesse Tripurâ s'appelle t-elle Tripurâ ?
Voici, selon le Tantra fondamental de cette tradition, aussi appelée 'Shrîvidyâ" :
tripurā paramā śaktirādyā jñānāditaḥ priye |
sthūlasūkṣmavibhedena trailokyotpattimātṛkā || IV, 4
"La (Déesse) Tripurâ est la Puissance originelle (Âdyâ=Ambikâ),
à l'orée de toute expérience (jnâna), Ô toi qui m'est chère !
Elle est la matrice de la création des trois mondes,
grâce à ses phases grossières et subtiles."
paro hi śaktirahitaḥ śaktaḥ kartuṃ na kiṃcana |
śaktastu parameśāni śaktyā yukto yadā bhavet || IV, 6
"Car le Puissant (=Dieu) ne peut rien faire
sans la Puissance suprême.
Alors que, uni à la Puissance,
il devient Puissant, Ô Suprême Souverain !"
Tripurâ signifie "Triple cité". Mais pourquoi ?
kavalīkṛtaniḥśeṣabījāṅkuratayā sthitā |
vāmā śivā tathā jyeṣṭhā śṛṅgāṭākāratāṃ gatā || IV, 9
raudrī tu parameśāni jagadgrasanarūpiṇī | IV, 10a
"Elle est présente (dans le corps subtil)
en tant que source des lettres-germes
qu'elle porte en elle :
elle devient ensuite le triangle
(formé par les trois énergies)
Vâmâ, la Sinistre/ Belle (et) Bonne (Shivâ) et Jyesthâ.
Quant à Raudrî, elle et le triangle (au complet),
elle est dévoration du monde, Ô Suprême Souveraine."
Au-dessus de la fontanelle, il y a un triangle, qui se trouve aussi au centre de la plupart des Mandalas de la Déesse, et qui est inversé, la pointe vers le bas : Vâmâ/ Shivâ est la conscience créatrice, le côté gauche du triangle. Jyesthâ est la ligne horizontale, l'énergie "de subsistance". Raudrî est le côté droit du triangle et aussi la totalité du triangle.
Ces trois aspects sont l'expansion de la félicité qu'est la conscience (cidânanda), c'est-à-dire du Point (bindu), c'est-à-dire du Linga de la Déesse.
Tripurâ désigne donc l'expérience en tant qu'elle est triple : création, subsistance et destruction, veille, rêve et sommeil profond, Brahmâ, Vishnu et Rudra, l'élan précognitif (selon la traduction du prof. Sanderson), la percetion et l'action extérieure, etc. En bref, "Tripurâ" nomme ce triangle et tout ce qu'il symbolise, triangle qui est à la fois Linga (le Point) et Yoni, ce mouvement d'expansion-contraction étant la Vibration (spanda) subtile qui caractérise la conscience.
Toutes les lettres de l'alphabet sanskrit sont inscrites dans ce triangle, en allant dans le sens contraires des aiguilles. Et cela fait trois tours et demi. D'où l'expression à propos de la Kundalinî, car cette dernière n'est autre que la conscience-parole, "matrice" (mâtrikâ), c'est-à-dire alphabet, source de tous les Mantras et de toutes les langues.
mercredi 19 août 2020
Y a-t-il des maîtres sans maîtres ?
Peut-on s'éveiller spontanément, par soi-même, sans gourou ?
Y a-t-il des gens qui naissent éveillés ? Des maîtres-nés ? Des sources de révélation sans initiation, sans pratique, sans rituels ?
La réponse d'Abhinavagupta dans cette conférence, d'une immense richesse, du professeur Sanderson :
https://soundcloud.com/soas-university-of-london/soas-srr-alexis-sanderson
Une brève présentation écrite :
https://sanskritreadingroom.wordpress.com/2020/04/01/the-tantraloka-and-its-sources-the-natural-born-guru-srr-with-alexis-sanderson/
mardi 18 août 2020
L'éveil de la Kundalini par l'écoute du souffle
La yoginî Karaikkal
La pratique du souffle est au cœur des traditions Kaula.
Dans le tantra fondamental de l'une de ces traditions, le Kubjikâmata, une profonde description de cette profondissime pratique est révélée. Comme dit le Dieu, elle est "cachée dans les tantras antérieurs", c'est-à-dire dans les tantras Kaulas antérieurs, c'est-à-dire dans les tantras des traditions de Parâ (Trika) et Kâlî (Krama). La tradition de Kubjikâ se présente comme "la tradition ultérieure", "nouvelle" ou "finale" (pashchima). En fait, nous la connaissons tous un peu, car c'est d'elle, avec la Shrîvidyâ, que proviennent les sept cakras et une partie du Hatha Yoga.
C'est Mark Dycskowski qui attiré mon attention sur ce passage extraordinaire, qui mériterait un livre à lui tout seul. A cette occasion, je rappelle que Markji a publié une oeuvre incroyable sur le Manthânabhairavatantra, en 14 volumes. Un trésor. Avec ceux de Sanderson et de Wallis, les livres et vidéos de Mark sont une référence pour le shivaïsme du Cachemire et le tantrisme.
Voici cet extrait, d'une incroyable densité :
yad etat paramaṃ bījaṃ haṃsākhyaṃ hṛdi saṃsthitam /
vinā tenopalabdhiṃ ca na jānāti kadācana // 12.54 //
"Cet ultime (Mantra-)Germe, appelé 'Hamsa' (Oie migratrice),
est présent tout entier (sam-) dans le (chakra du) Cœur.
Or, sans ce (Mantra), il n'y a pas d'expérience,
on ne connaît rien !"
[Ce Mantra est la Conscience universelle, divine, absolue, telle qu'elle est présente 'dans' corps ; sans elle, pas de corps, rien ; sans conscience, aucune expérience, aucune connaissance ; le Hamsa est donc la Conscience universelle du point de vue de sa libre incarnation ; elle semble alors 'transmigrer' de corps en corps, à l'image d'une oie migratrice, d'où son nom]
tasya rūpatrayaṃ bhadre nādaṃ saṃyogam eva ca /
viyogaṃ ceti suśroṇi lakṣaṇīyaṃ prayatnataḥ // 12.55 //
"Ce (Mantra) a trois aspects, ô toi qui m'es chère ! :
Résonance, Union, et Séparation,
ô toi qui a de belles hanches.
Il faut les repérer avec zèle."
[Ces trois aspects du Hamsa sont l'Union (=l'inspir, le souffle redescend dans le Coeur), la Séparation (=l'expir, le souffle quitte le Coeur vers le haut) et la Résonance (=la fin de l'expir, au-dessus de la tête)]
caitanyatritayaṃ cātra ātmaśaktiśivātmakam /
avinābhāvayogena caitanyatritayasthitam // 12.56 //
"C'est là que se trouve la triple conscience,
qui est Dieu et qui est la Puissance (shakti) du Soi.
(Ce Hamsa) est présent à travers cette triple conscience,
dans une continuelle union (de l'inspir et de l'expir, donc de Shiva et Shakti)."
tenopacaryate bhadre haṃsadevaḥ parāparaḥ /
saṅkoce tu parā śaktir vikāse bhairavaḥ smṛtaḥ // 12.57 //
madhye ātmā sadā tiṣṭhet pūryaṣṭakasamanvitaḥ /
vikāsaś cordhvanāḍis tu saṅkoco'dhaḥ prakīrtitaḥ // 12.58 //
"Voilà pourquoi, ô toi qui est belle,
Dieu est métaphoriquement 'Hamsa', (car) il est (à la fois) transcendant et immanent.
Or, selon la tradition (smritah), la Puissance suprême est contraction ;
Dieu est expansion.
Entre (eux) se tient toujours le Soi,
orné de l'Octuple cité."
[Dieu est 'Hamsa', l'oie migratrice, non seulement parce que la conscience 'transmigre' et se 'contracte' ainsi aux dimensions du corps, mais aussi parce qu'il va et vient 'dans' le corps en tant que souffle de la respiration ; l'esprit est respiration. "L'Octuple cité" est l'âme, le psychisme (citta) constitué des cinq sens, du mental, de l'ego, de l'intellect et des habitudes de tous ces organes. Le Coeur aux huit 'pétales' est le siège particulier de l'âme]
madhye nābhir iti proktas trayam etat sudurlabham /
ūrdhvanāḍīnirodhena adhonāḍīnikuñcanāt // 12.59 //
"Au centre (de ce va-et-vient se trouve) le (chakra du) Nombril, dit-on.
Ces trois (aspects) sont à la fois faciles et difficiles à repérer (sudurlabham).
(Comment ?) - En bloquant le canal (central) vers le haut
et en contractant le canal (central) vers le bas."
[Ici, le centre du va-et-vient n'est plus le Coeur, mais le Nombril. Bizarrement. "Facile et difficile à obtenir" (su-dur-labha) : on retrouve la même expression à propos du Hamsa à la fin du Vijnâna Bhairava Tantra, 156. Normalement, sudurlabham signifie "très (su) difficile (dur) à obtenir (labha) ; mais je crois qu'ici l'expression est quelque peu ironique, comme dans le Vijnâna, vu que le Hamsa est simplement la respiration]
madhye cittaṃ samādāya mathanaṃ tatra kārayet /
yonimadhyagataṃ liṅgaṃ yonyodarapuṭīkṛtam // 12.60 //
"D'abord, on pose l'attention au centre.
Et là, on baratte.
Le Linga est au centre du Yoni,
enveloppé en son sein."
[Le Mandala est un Triangle dans lequel se trouve un Point, le Linga ; ce Point est ici la fin de l'expir : le va-et-vient du souffle est le Yoni, le Triangle - sachant que le Linga est lui-même Yoni et que le Yoni n'est que l'expansion du Linga : leur 'vibration' , unité-dans-la-dualité, est l'absolu]
tanmadhye cātmano rūpaṃ lakṣayeta punaḥ punaḥ /
mathanaṃ hy etad ākhyātam ajñānamalanāśanam // 12.61 //
"Et au centre (du Linga) se trouve l'essence du Soi/ de soi,
qu'il faut reconnaître encore et encore,
car c'est là ce que l'on nomme 'barattage/copulation'
qui détruit la souillure de l'ignorance."
[le 'barattage' (mathana/manthâna) désigne aussi la copulation et le va-et-vient de la respiration : c'est de ce barattage que proviennent toutes choses, à commencer par le Mandala des Six Roues, de même que le nectar, le poison, etc. ont émergé du barattage de l'océan de lait par les dieux et les titans]
madhyamanthānayogena jñānāgnir jvalate kila /
jvalite tu tadā vahnau jyotir evaṃ pravardhate // 12.62 //
"Au moyen de ce barattage du centre/ grâce à ce yoga du barattage du centre,
le Feu de la Conscience s'allume vraiment.
Or quand ce Feu brûle,
la Lumière s'intensifie."
[quand on se met à l'écoute de la fin de l'expir, c'est-à-dire à l'écoute du souffle 'égal' (samâna), le souffle 'vertical' (udâna) s'éveille, s'allume : c'est l'éveil de la Kundalinî, laquelle n'est qu'un autre nom de la Conscience]
pravardhanān mahājyoter ānandam upajāyate /
mathanād bhagaliṅgābhyāṃ yathānandaḥ prajāyate // 12.63 //
"Grâce à l'intensification de cette Lumière absolue,
la félicité naît à sa suite.
Par le barattage/ la copulation du Yoni et du Linga,
la félicité naît de la même manière."
mathanāc chivaśaktyos tu tathānandaḥ prajāyate /
niścayatvaṃ bhaved devi śivaśaktyor abhedataḥ // 12.64 //
mathanaṃ hy etad evoktam amṛtotpādakaṃ priye /
tenāmṛtena cātmānaṃ plāvyamānaṃ vicintayet // 12.65 //
"Or, la félicité naît (aussi) de la copulation
de Shiva et Shakti.
L'état de certitude (inébranlable) adviendra (de même)
de l'union de Shiva et Shakti, ô Déesse !
En effet, on dit que cette même copulation/ barattage
est source de l'ambroisie/ du nectar d'immortalité,
ô toi qui es belle.
Que l'on médite le Soi/ soi-même
inondé de cette ambroisie."
eṣā sā paramā vṛttiḥ paratattvam idaṃ smṛtam /
etat tat paramaṃ brahma paramānandalakṣaṇam // 12.66 //
"Telle est l'opération/ la pratique (vritti) ultime,
tel est le principe suprême, selon la tradition.
Tel est l'absolu suprême
qui se reconnaît à la félicité (qu'on éprouve) !"
tad ānandaparānandaṃ śaktityāgam iti smṛtam /
eṣa te maṇipūras tu sarahasyaṃ prakāśitam // 12.67 //
"Telle est la félicité suprême de la félicité (de la copulation).
Tel est, selon la tradition, le Sacrifice (offert) à la Shakti.
Voilà, le secret du Chakra du Nombril t'a été révélé !"
[je lis shakti-yâga à la place de shakti-tyâga, qui ne me paraît pas faire sens. Le rattachement au Nombril me semble quelque peu forcé ; d'ordinaire, cette pratique centrale, dans tous les sens du terme, est centrée sur le centre du Coeur, comme c'est d'ailleurs le cas au début de ce passage. Enfin, la place de tad ânanda-, on pourrait aussi lire sadânanda : "la félicité de toujours/ la vraie félicité"]
samedi 8 août 2020
Pourquoi forme et sans-forme ?
Quand je me réveille le matin, la conscience de l'unité, sans forme, semble disparaître.
Quand je m'endors, le soir, la conscience de la dualité, avec formes, semble disparaître.
Ainsi, comme dans un jeu de cache-cache, un état de conscience apparaît quand l'autre disparaît.
Mais pourquoi ?
Ce jeu est personnifié par le mythe de Shiva et Shakti : Dieu et la Déesse se cherchent et se fuient mutuellement ou tour à tour. Quand Dieu apparaît, la Déesse disparaît et Dieu part à sa recherche ; quand la Déesse réapparaît, Dieu disparaît ou s'évanouit ou se cache.
Ces deux états de conscience semblent incompatibles, car opposés.
Pourtant, leur union, leur yoga, est le but de la vie.
Le yoga est le mariage, consommé éternellement, de Dieu et de la Déesse.
Bien sûr, il existe la tentation de ne vivre qu'un seul état.
Mais sans unité, la dualité n'est même pas une dualité.
Sans dualité, l'unité n'est que néant inerte.
L'éveil est cette réalisation : un seul acte, souverain, se manifeste comme unité et comme dualité.
Si la Déesse disparaît en Dieu et Dieu en la Déesse, c'est parce qu'ils sont inséparables.
Ils l'ont oublié, mais il sont une seule essence.
D'où leur danse d'amour et de hasard. La Déesse va ainsi parcourir tout le "Pays de Bharata", l'Inde, triangle pointe vers le bas. Ce triangle - notre corps - est celui de la Déesse, son Linga aux trois facettes de désir, conscience et mouvement. Quand elle se cache en elle-même, indifférenciée, ce triangle apparaît comme point et Linga. L'extase de la Déesse est la vibration infiniment rapide entre ces deux états, triangle et point.
Ce faisant, Dieu doit apprendre qu'il n'est pas supérieur à la Déesse : Shiva sans Shakti, sans le "i" de icchâ, le désir, est shava, un simple cadavre. L'Être n'est rien, sans l'Acte qui l'anime. Mais cet Acte, quintessence de toutes les essences, n'est pas une entité. C'est pourquoi rien n'est, ni n'est pas, sans conscience. La conscience n'est pas un état, mais l'acte libre qui se donne en tous les états et en leur négation. Sans désir, le divin n'est pas même rien. Ce désir est à jamais vierge, car il ne se réduit jamais à un objet, à un état définit. Il est l'élan créateur qui ne se confine jamais dans aucune chose créée. Si la Déesse est "être", alors il s'agit de l'acte libre d'être, de se faire être (bhavana-kartritâ).
Dieu le reconnaît :
"Je ne suis jamais sans toi, ô Déesse, et tu n'es jamais sans moi"
(Shrîmatottara, II, 108)
C'est ainsi que forme et sans-forme sont destinés à s'égaliser.
Je peut en faire l'expérience dès maintenant avec ma respiration : inspir et expir semblent se fuir, comme Shiva et Shakti. Mais si je plonge mon attention dans leur jonction, à l'équinoxe du souffle, alors une égalisation se fait. Inspir et expir s'unissent autrement et engendrent un monde nouveau. C'est le yoga. Les expériences de yoga sont émerveillement, promet Shiva.
Voilà pourquoi il y a unité et dualité.
Vijnana Bhairava Tantra 32 Silent Contemplation of the Sense Fields
The experience of silently contemplating the five sense fields :
śikhipakṣaiś citrarūpair maṅdalaiḥ śūnyapañcakam |
dhyāyato 'nuttare śūnye praveśo hṛdaye bhavet || 32 ||
"Contemplating the fivefold empty (sens fields)
as being (like) the designs, wondrous and illusory,
of the peacock's feathers,
one shall enter the heart, absolute emptyness."
vendredi 7 août 2020
Vijnâna Bhairava Tantra 155 156 Le Coeur de la pratique du Tantra
source
Le Dieu poursuit son évocation de l'Arcane : la quintessence de la pratique du Tantra, la "récitation" spontanée du Mantra So'ham, la Reconnaissance, l'éveil :
asyām anucaran tiṣṭhan mahānandamaye 'dhvare |
tayā devyā samāviṣṭaḥ param bhairavam āpnuyāt || 155 ||
"Récitant/Ascensionnant en cette (Déesse du Souffle),
on vit dans le Sacrifice qui est félicité infinie.
Envahi par cette Déesse,
on atteint le divin en sa plénitude."
ṣaṭśatāni divā rātrau sahasrāṇyekaviṃśatiḥ |
japo devyāḥ samuddiṣṭaḥ sulabho durlabho jaḍaiḥ / (variante :) praṇasyānte sudurlabhaḥ || 156 ||
"La récitation de la Déesse est prescrite,
21600 fois par jour et nuit :
facile, (mais) difficile pour les êtres inertes /
à la fin de (chaque) expir, facile et difficile (à la fois)."
Cachée entre l'expir et l'inspir
kharaṇḍadaṇḍamadhyasthā aṇucitkalayāpinī //
prāṇāpānāntare līnā ānandaśaktirucyate /
kālavelāvicitrāṅgī tanvī tattvaprabodhakī //
nirānandapade līnā bhīṣaṇī paramāvyayā /
"Cachée entre l'expir et l'inspir,
on dit qu'elle est l'Energie de Félicité.
Elle habite au centre du canal de l'espace,
infuse dans le dynamisme conscient de l'âme.
Fine, ses membres ornés des temps et des moments,
elle est Celle Qui Éveille à ce qui est.
Elle repose dans la félicité de la paix,
terrible, suprême et immortelle."
Manthâna Bhairava Tantra, Kumârikâkhanda, II, 4b-6a
Ceci est la réponse de la Déesse à Dieu, le début de l'explication du Soûtra en Trois Versets Et Demi, la quintessence du Tantra (ce mot étant ici pris en son sens traditionnel de "gnose divine", la conscience que la conscience universelle a d'elle-même).
Dans la culture, les tantras (livres) Shaivas sont la quintessence. Leur quintessence est le Kaula, l'intime gnose échangée entre Dieu et la Déesse. Sur cet arbre ancien, quatre branches puissantes : la tradition primordiale (pûrva) de la Triade (Trika) ; la tradition secrétissime de Kâlî (Krama, à ne pas confondre avec la personne du même nom bien connue dans les purânas, etc.) ; la tradition érotique de Tripurâ ; et enfin la tradition ultime de Kubjikâ.
De profondes arcanes sont cachées dans les relations entre les branches de ce Mandala de la Réalisation (samvitti). Ainsi, Trika et Krama se complètent : Éros et Thanatos. Tripurâ et Kubjikâ ont été révélées un peu plus tard. Ces deux traditions sont à l'origine du système à sept chakras bien connue aujourd'hui. Enfin, dans la Triade et Tripurâ, Dieu enseigne la Déesse. Alors que dans Kâlî et Kubjikâ, la Déesse répond au questions de Dieu, comme dans le passage ci-dessus.
Dans cette révélation de la Déesse Lovée (kundalinî, vakrâ) elle-même, la Déesse se révèle et se réalise dans l'Intervalle, c'est-à-dire sur le Chemin du Temps ; puis, elle s'épanouit sur la voie du Centre (madhyanâdî), c'est-à-dire sur le Chemin de l'Espace.
Elle est l'intime Présence en chacun, le dynamisme de la Présence, source de toutes les présences et de toutes les absences, au-delà de l'absence comme de la présence, acte infini à la racine de toutes les actions, mouvement total dont tous les mouvements sont comme les ornements.
Et cela se révèle dans l'Intervalle. L'alchimie commence ainsi, là, dans cet Équinoxe. Le souffle Égal s'éveille alors, devient le Vertical qui consume tout ce qui doit l'être, jusqu'à l'Omniprésent, origine du mental, par-delà le mental. Et tout cela est félicité.
Ce passage transmet ainsi, en bref, tout l'enseignement du Tantra.
jeudi 6 août 2020
Vijnana Bhairava Tantra 31 Exploding Energy beyond the Body
Shiva Linga in Kashmir, Baramulla
The experience of filling the body with breath and "exploding" it above the body, unto space :
tayāpūryāśu mūrdhāntaṃ bhaṅktvā bhrūkṣepasetunā |
nirvikalpaṃ manaḥ kṛtvā sarvordhve sarvagodgamaḥ || 31 ||
"Having quickly filled (the body) up to the head
with that (Vital Energy, and) having broken through
the bridge of the protracted eyebrows,
having made awareness undivided,
when (the Vital Energy) goes above all,
one goes above all."
mercredi 5 août 2020
Vijnâna Bhairava Tantra 154 Le souffle au coeur de la vie éveillée
Le souffle comme Mantra, âme de la vie intérieure :
vrajet prāṇo viśej jīva icchayā kuṭilākṛtiḥ |
dīrghātmā sā mahādevī parakṣetram parāparā || 154 ||
"La Grande Déesse est le souffle qui sort
et la vie qui entre, assumant selon (son) désir une forme cyclique.
Affinée, elle est le sanctuaire ultime, le tout au-delà du tour."
Stage d'une semaine dans le Jura dès ce dimanche 9 août :
infos@acielouvert.org
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