La poésie est une véritable voie spirituelle. Pourquoi ? Parce que la poésie réalise les pouvoirs divins. Elle est création, donc réalisation.
Le plus grand poéticien de l'Inde le dit clairement :
apāre kāvya-saṃsāre kavir ekaḥ prajāpatiḥ /
yathāsmai rocate viśvaṃ tathedaṃ parivartate //
"En cet océan du samsâra sans rivages,
le poète est le Créateur, un/ le poète est le seul créateur.
Toute chose est transfigurée
selon son désir !"
(litt. "le poète est le seul maître des créatures", et Ânanda va expliquer pourquoi plus bas)
śṛṅgārī cet kaviḥ kāvye jātaṃ rasa-mayaṃ jagat /
sa eva vīta-rāgaś cen nīrasaṃ sarvam eva tat //
"Si en son poème il est plein d'Eros,
alors le monde débordera de cette saveur.
S'il est sans passion,
alors le monde entier sera insipide."
bhāvān acetanān api cetanavac cetanānacetanavat /
vyavahārayati yatheṣṭaṃ sukaviḥ kāvye svatantratayā //
"Par sa souveraine liberté,
Le vrai poète parler les choses les êtres doués de conscience
comme s'ils étaient privés de conscience,
et fait les êtres conscients comme s'ils étaient privés de conscience !"
(Ânanda Vardhana, Lumière de la résonance, III, 41-42)
La poésie divinise le poète car elle ressemble à la créativité divine. Ânanda nous invite ici à une reconnaissance de l'oeuvre divine dans l'oeuvre poétique, au motif que les deux activités partagent le même pouvoir créateur souverain.
Du reste, Ânanda emploie ici le mot-clé : liberté souveraine (svatantratâ), l'indépendance qui caractérise la conscience. La conscience divine crée librement, sans dépendre de rien d'autre ni d'aucun autre. De même, le poète est souverain en son oeuvre, dont le pouvoir dépasse l'oeuvre elle-même, puis qu'elle a, selon Ânanda, le pouvoir de transfigurer le monde. Notez aussi que tout tient à la passion (râga) : le poète ne cherche pas l'absence de passion (vairâgya) ; mais il ne la fuit pas non plus. Passion et lucidité sont encore une fois les deux phases d'une seule et même respiration, d'une même activité, celle de la conscience universelle qui joue à se contracter en conscience individuelle. En outre, comme la conscience divine, la conscience poétique a le pouvoir de se jouer, et de jouer de la différence essentielle entre "ce qui est doué de conscience" (cetana, ajada) et ce qui en est privé (jada), comme les pierres, les montagnes et autres objets inertes. La conscience manipule ces oppositions, ces contrastes, ces forces, ces croyances. La conscience n'est certes pas confinée en la conscience, car la conscience, c'est précisément n'être confiné en rien, pas même en soi (sva-âtma-mâtra-a-parinishthitatva). La conscience joue à se manifester comme inconscience, comme matière ou chose privée de conscience, ou comme d'innombrables vides et vacuités apparemment inconscientes. C'est elle, absolue créativité sans appui, qui se réalise elle-même comme sujet, comme objet, comme négation du sujet et de l'objet, comme unification du sujet et de l'objet. Toutes les philosophies, toutes les doctrines, toutes les opinions, tous les points de vue, sont des réalisations plus ou moins complètes de cette non-dualité intégrale. Ce sont autant de personnages et autant d'intuitions partielles.
La conscience se révèle en tout, mais spécialement en la poésie. Dans la vie courante, la conscience universelle joue à croire à des idéologies (âgama, shâstra, dharma) plus ou moins absurdes. Mais dans la poésie, elle se réveille, se ressaisit, se reprend en grand. De même, se délecter de poésie, c'est apprendre à retrouver cette saveur (rasa) omniprésente, ce ressenti (bhâva) en tout et en tous. C'est vivre l'intensité en chaque émotion, jusque dans l'émotion ultime : la sérénité (shânta-rasa).
Ainsi, Abhinava Gupta explique que le poète crée un monde selon son désir, exactement comme Dieu. Il est doué du même pouvoir miraculeux d'engendrer des merveilles, par la grâce de Dieu, c'est-à-dire en participant (bhakti) à sa liberté. En lui, cette liberté est intuition créatrice (pratibhâ). Elle brille dans son coeur, et dans le coeur de tous ceux en qui ce génie se réveille, sans véritablement prendre en compte les conditions. La poésie souffle où elle veut, car elle est divine. Elle est ce pouvoir de vision, cette puissance de voir qui est à la source de tout ce qui est beau et bon.
La poésie est une voie et aussi un modèle spirituel.
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