dimanche 6 décembre 2020

Le fond de tout expérience est extase infinie



 La conscience (cit, citi, caitnaya, samvid) désigne l'expérience en général (anubhâva-mâtra), c'est-à-dire la manifestation (prakâsha), quelque soit son contenu, le mystère (guhya) de l'être absolu (sattâ-mâtra) en tant qu'il est Lumière, apparence, manifestation, à la fois l'acte de manifestation et son résultat, par exemple le bleu, le jaune, le plaisir, etc.

Cette conscience n'a pas de "dehors". Tout différence et toute extériorité, n'apparaissent que dans cette Apparence que l'on désigne ici par le mot de "conscience". Le langage nous fait croire que la conscience est une chose comme une autre, une chose parmi d'autres, une sorte de "champ" qui aurait un dedans et un dehors, que l'on perd et que l'on retrouve. Mais il n'en est rien, pour une raison très simple et immédiatement vérifiable : toute entité prétendument extérieure à la conscience ne peut être connue que par un acte de conscience, que celui-ci soit une perception, une pensée, une imagination, une supposition, une sensation ou un souvenir. Car, en vérité, ces différents actes sont le même acte - l'acte de conscience - auquel on donne différent noms parce qu'il met en lumière différents objets. Ainsi par exemple, le souvenir est une conscience d'un objet passé sur fond d'un objet passé. Si, en revanche, cette réalité extérieure à la conscience n'est pas connue, alors il est impossible de prouver son existence. 

Mais en quoi cela pourrait-il m'aider à vivre ?

La philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ) essaie de le suggérer, car cela est vraiment ineffable : la conscience/expérience - toute expérience ! - est extase infinie, une délectation qui dépasse infiniment le pouvoir du langage et que seule la poésie suggère. Abhinava Gupta l'affirme clairement quand il explique l'autre versant de la conscience, la "réalisation de soi" (vimarsha), car la conscience, c'est-à-dire l'être, n'est pas seulement une lumière qui se manifeste - elle est aussi l'être qui se ressent, qui se pense, se désire, etc. La conscience se manifeste, mais elle ne peut rester indifférente :

pūrṇa iti nīlādyasaṃkocito yo'haṃbhāvākhyo vimarśastatsvabhāve yaścamatkāra ānandātmā paramo bhogaḥ

"Cette réalisation de soi (vimarsha) nommée 'sensation du Moi' (quand) elle est contractée par le bleu et autres (objets), est (en réalité) plénitude, (car) en sa nature authentique elle est délectation émerveillée, elle est félicité, ultime jouissance."

Autrement dit TOUTE expérience est extase infinie. Les philosophes de la Reconnaissance sont ici dans la suggestion (le dhvani, essence de la poésie selon Ânanda Vardhana), dans la résonance qui fait que, quand les mots ne résonnent plus, "quelque chose" (kimcit) continue de faire écho, tel un prodigieux effet domino. Ainsi ces paroles sont elles-mêmes un exemple de cette "ultime jouissance" (paramo bhogah) qui forme le véritable propos du shivaïsme du Cachemire. En les entendant, elles résonnent au-delà de tout sens conventionnel. Ce vertige que l'on éprouve alors, c'est cela, la "nature authentique" de l'expérience, de la conscience, l'absolu par-delà toute opposition et qui ne se réduit nullement à une plate identité de soi à soi. 

Du reste, notons au passage que l'expérience esthétique, modèle de l'expérience courante vécue en sa "plénitude", n'est pas une nuit où tous les chats son gris, mais un bouquet d'ocelles par où s'épanchent les jus d'une ineffable ivresse. L'esthète ne se caractérise pas par son indifférence, mais au contraire par sa sensibilité ("le fait d'avoir du cœur", sa-hridayatva), c'est-à-dire par sa capacité à s'identifier. Quelle jouissance sans identification, sans empathie ? Ce nectar, cette immortelle ambroisie, est aussi passion (râga), attachement, le fait de prendre la couleur émotionnelle de telle ou telle scène. 

Mais alors à quoi bon, si l'adepte de cette "voie" est comme tout un chacun ?

La différence est énorme ! Certes, c'est toujours la même expérience, en son fond. Mais l'être ordinaire est esclave d'habitudes délétères. Et toutes reposent sur cette faute : le manque d'attention (anavadhâna), nous dit Abhinava Gupta. Et ce défaut n'est pas une simple "déficience cognitive" que l'on pourrait rééduquer par une pratique de méditation formelle. C'est bien plutôt un manque de zèle (anâdara), un manque de participation, un manque... d'identification. Ce fond d'extase est toujours présent, nous rappelle Kshema Râja, comme la braise sous la cendre. Mais nous sommes comme endormis, "contractés" par les choses, englués en elles. Alors oui, une sorte de discipline nous appelle. Mais une discipline de jouissance, car seule la vraie jouissance (bhoga) est vraie liberté (moksha). Et dans cette attention amoureuse, participante, dans cette plongée identifiante, ce fond d'extase nous le goûtons et nous recouvrons alors, peu à peu, notre puissance d'être, de vivre, de sentir et de penser. L'expérience s'universalise : l'ego ne disparaît pas, mais il s'ouvre, il éclot à l'infini comme la note se prolonge, comme le sens fait écho. C'est une délectation émerveillée, un miracle muet, un réveil. 

Mais... à quoi bon en dire plus ? Que le mystère, victime de son propre vin, soit souverain de soi. A nouveau. 

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