vendredi 4 décembre 2020

Le yoga de la beauté

Jnâna Sarasvatî, la Connaissance

 Je pense aujourd'hui que la clé la plus importante pour comprendre le shivaïsme du Cachemire (appellation impropre, mais j'ai essayé en vain d'en changer, alors...), outre celle qui consiste à considérer que tout ce que disent ses philosophes est une description de l'expérience, est de bien prendre acte que ces mêmes philosophes sont des esthètes. Le shivaïsme du Cachemire est né de la poésie. Au sens propre. Le shivaïsme du Cachemire (qui n'est pas du Cachemire, etc.) est un yoga de la beauté qui consiste à cultiver une attitude esthétique envers la vie. Cette posture était certes potentiellement présente dans le tantrisme, dont les rituels ressemblent à du théâtre, dont les hymnes ressemblent à de la poésie, dont les chants ressemblent à de la musique. Mais ce sont bien les grands exégètes du Cachemire, ainsi que leurs continuateurs dans toute l'Inde, qui ont révélé ce potentiel esthétique. 

Ainsi, le shivaïsme du Cachemire n'est pas une tradition initiatique ordinaire. C'est une invitation à la poésie. Voilà aussi pourquoi il a eu tant de mal à se transmettre, outre les persécutions islamiques. Le "manuel" composé par Abhinava Gupta pour la tradition du Trika n'a jamais été véritablement pratiqué semble-t-il. En tous les cas, sa pratique a vite été remplacée par d'autres traditions. Pourquoi ? On a l'impression, en le lisant, qu'il ne voulait pas faire un manuel traditionnel, une paddhati, bien qu'il nomme ainsi son Tantrâloka, si ma mémoire est bonne. Non, son projet est, en vérité, tout autre. Il veut transmettre une vision nouvelle, comme Utpala Deva, comme Kshema Râja. Une vision basée sur la poésie, l'esthétique.

Abhinava Gupta, après d'autres, a esquissé un yoga de la beauté, car selon lui l'expérience de la délectation émerveillée est supérieure à celle du yoga. En effet, le yogin est laborieux, il se prive, il se suicide en étouffant sa sensibilité (sahridayatâ), alors que la beauté l'éveille. 

Abhinava Gupta affirme clairement que la jouissance (bhoga) esthétique est un état de transparence (sattva) qui est infusé de félicité (ânanda) et de la lumière consciente (prakâsha). Cette jouissance est donc "similaire à l'absolu transcendant" (Nâtyashâstra, VI, 31 ; voir aussi parabrahmāsvādasavidhaḥ, Âlocana ad II, 4). "Certes, la délectation esthétique est l'alliée de la délectation de l'absolu transcendant" (parabrahmāsvādasabrahmacāritvaṃ cāstvasya rasāsvādasya, Id.). Sa-brahmacārin, litt. "être compagnon d'étude", don semblables, égaux, apparentés, alliés. Cependant, Monier-Williams nous apprends que ce termes peut également désigner des rivaux... En effet, deux disciples peuvent être rivaux, jaloux, en compétition. Mais le contexte fait plutôt pencher en faveur de la première interprétation. 

Avant lui d'autres poètes avaient été plus loin encore. Notamment Bhatta Nâyaka :

"La vache de la parole
se laisse traire ce nectar (de la délectation esthétique,
rasa)
par affection pour (ses) enfants.
Ce (nectar) n'est donc pas égal
à celui qui est extrait (laborieusement) par les yogis."

Ce verset est ambigu et je le traduis volontairement de manière très littérale. Nâyaka nous dit que la jouissance esthétique n'est "pas égale" (na samah), n'est pas la même que celle obtenue par la discipline du yoga. Mais est-elle supérieure ou inférieure ? Les deux lectures sont possibles. Cependant, l'emploi du terme "traire" semble suggérer que la poésie (essence de la jouissance esthétique) est supérieure, car elle donne spontanément, par amour (trishnayâ, par soif !) son lait à ses "enfants" (bala), tandis que les yogis sont obligés de traire la vache et donc de faire un effort pour obtenir leur lait. La jouissance esthétique serait supérieure parce qu'elle n'exige pas d'effort. Et ce qui n'exige pas d'effort est supérieur car cela est spontané (akritrima), par opposition à ce qui résulte d'un effort et qui relève donc de l'artifice.

Esthétique et yoga ont donc le même but et conduisent à la même expérience, celle du délassement en soi, dans l'absolu (vishrânti, laya, samâpatti). Mais le yoga de la beauté serait supérieur, parce qu'il est plus naturel et ne présuppose pas de martyriser le corps et l'âme. L'art est le "cinquième Véda", une voie du salut naturelle et spontanée. Et le shivaïsme du Cachemire, c'est cela. C'est une relecture de tout le tantrisme et même de tout le patrimoine indien, à la lumière de cette réalisation. 

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