"Je n'ai nulle prévoyance de mes actions... et néanmoins je ne me suis pas aperçue d'avoir omis trois ou quatre fois depuis peut-être plus de six ans, aucune des choses que je devais faire.
Voici donc ma disposition : je ne pense point, dis-je, à ce que j'ai à faire et n'y saurais penser ni le prévoir. mais dans le temps et l'occasion que l'on doit faire ce que l'on a à faire, de quelque nature que ce soit, il y a un petit souvenir qui nous est donné, comme une personne qui viendrait dire tout bas à l'oreille d'une autre : "Allez faire cela !" Je dis : tout bas, parce que c'est un souvenir qui se donne si doucement que cela ne fait nul bruit dans l'âme, comme font les désirs bouillants qu'on a d'effectuer quelque chose...
Les actions se font et s'accomplissent d'une manière presque insensible et l'on passe de l'une à l'autre d'une façon si imperceptible que l'on ne s'en aperçoit pas...
Il me semble parfois qu'en cet état l'âme est toujours vide et toujours pleine !
Toujours vide en ce que tout s'efface d'elle, soit les œuvres extérieures qu'elle opère, soit les affections intérieures qu'elle reçoit, n'en retenant ni conservant aucune idée, ni aucun souvenir.
Et toujours pleine, à cause des affections amoureuses que Dieu y verse incessamment !
Toujours vide, et c'est ce me semble l'état permanent et immuable de l'âme, duquel elle ne sort point, en ce qu'elle a une impression simple, douce mais forte, de son néant et du néant de toutes choses créées, qui la vicie d'elle-même et de toutes les créatures.
Toujours pleine, en ce qu'elle a une impression simple, douce, mais aussi forte, de Dieu qui la remplit, et toutes ses puissances, et les recueille entièrement ! Elles ne sont plus, en effet, dans leur opération naturelle, car l'imagination, quelque folle et extravagante qu'elle soit, ne court plus : elle est enchaînée et enfermée quelque part d'où elle ne sort plus ! J'ai pensé parfois que je n'avais plus cette puissance ou, au moins, je n'en ai aucun usage ! Quand parfois j'entends dire : "On se représente et on imagine tant de choses", cela me surprend et je ne le puis comprendre, car je n'ai ni image, ni figure, espèce ou représentation soit corporelle ou spirituelle, non pas même de la divinité et humanité de Notre-Seigneur, et lorsqu'il s'en présente et les veux former, il y a quelque chose en moi qui les rejette et les détruit en un moment, parce que je veux Dieu, et non son image et sa figure !
La mémoire ne repasse point sur le passé et ne pense point à l'avenir.
L'entendement est sans discours et raisonnement, ou du moins il en a si peu que cela peut passer pour rien.
Et pour la volonté, elle est toute de feu.
Et toutes ces puissances sont dans je ne sais quel rassasiement et repos.
Et toute l'âme est dans un oubli de soi et de toutes choses, où elle ne se soucie ni de son bien ni de son mal, de son salut ou de sa perte. C'est à quoi elle ne pense pas !"
Claudine moine, vers 1640, La Grande ténèbre
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