samedi 27 décembre 2014

Un aigle en liberté dans l'Immense

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On dit souvent que la tradition mystique chrétienne refuse le non-dualisme, même quand l'expérience de la non-dualité s'impose à l'un de ses mystiques. Ce n'est pas faux. 
Mais il y a plusieurs sortes de non-dualismes. 
Par le passé, j'ai proposé de distinguer un non-dualisme par exclusion (par exemple Shankara) d'un non-dualisme par inclusion (par exemple Abhinavagupta). 
Or cette dernière sorte admet une certaine dualité, une multiplicité, des différences, des distinctions, à l'intérieur de l'unité qui est la conscience, reconnue comme Dieu. C'est un point capital du tantra non-duel et de la philosophie tantrique de la Reconnaissance. Selon Abhinavagupta, il ne s'agit pas en effet de réfuter la dualité en lui opposant l'unité d'une conscience pure, mais de réintégrer la dualité dans l'unité, le multiple dans l'un. Concrètement, le yogi reconnaît le fond de conscience qui fait l'unité de toute chose. Puis il reconnaît ensuite toute chose comme étant la manifestation de ce fond. De sorte qu'il n'y a pas contradiction - pas dualité - entre la dualité et l'unité : c'est la non-dualité suprême. Comme dit Abhinavagupta :

"Nous célébrons Shiva 
Qui met en pièce la thèse initiale de la dualité
Grace à la thèse intermédiaire de la non-dualité,
Puis qui établi enfin
La thèse de la non-dualité suprême."

Notez : la non-dualité est une thèse intermédiaire, provisoire, comme l'antithèse dans une réflexion dialectique. La non-dualité suprême, quant à elle, est suprême parce qu'elle inclut la dualité.

Je crois qu'en Occident, le platonisme et la mystique chrétienne qui en dérive, adoptent ce point de vue. Alors que la démarche du Vedânta de Shankara est binaire (on réfute la dualité par l'unité) et donc dualiste, celle du tantra non-duel d'Abhinavagupta est ternaire : on affirme, on réfute, puis finalement on intègre l'affirmation dans sa négation. C'est de la pure dialectique hégélienne et cela concorde avec l'esprit du mystère de la Trinité, le modèle qui a inspiré Hegel et notre fameux plan de dissertation thèse-antithèse-synthèse. Ca ne rappellera sans doute pas de très bons souvenirs à certains, mais ce schéma reste extraordinairement riche. Et à mon sens, il est le seul qui soit véritablement non-dualiste.

Il existe donc une forme de non-dualisme chrétien. Et c'est dans cet esprit qu'il faut lire des passages comme celui-ci, toujours du vigneron Jean Aumont dans L'Ouverture intérieure, vers 1660, à propos de l'âme en contemplation :

"Elle se voit devenir dans Dieu elle et plus parfaitement elle, qu'elle ne l'était dans elle-même, lorsqu'elle était à elle-même. 
Si bien que s'étant ainsi désistée d'être dans elle, elle devient unie à Dieu. On sait que Dieu prend sa complaisance dans l'âme non seulement de l'âme, mais de toutes les choses créées qu'elle lui a rapportée au sein de son immensité, l'homme étant un abrégé de l'univers dans sa composition, et dans lequel Dieu veut perfectionner toutes les choses créées pour s'en délecter dans l'âme de l'homme.
Il faut que l'âme sorte. Dieu veut ouvrir son immensité pour y jouir de sa franchise et de sa pleine liberté. Et ainsi, n'y trouvant plus rien qui la limite, l'âme se laisse enlever et abîmer à travers l'ouverture intérieure de son fond central, dans l'immensité divine. Vous verrez cet aigle en liberté à perte de vue dans cette divine immensité et vous l'y verrez s'y résorber et engloutir ainsi qu'une goutte de rosée tombée dans l'océan, laquelle en s'y perdant, n'y perd que sa petitesse. Et tout cela en retirant ainsi notre esprit de l'extérieur à l'intérieur, de la circonférence au centre et de notre centre à l'être divin, y réintroduire [réintégrer] notre âme par voie d'amour comme elle en était sortie par voie de création et l'introniser dans le cœur de son immensité pour y régner éternellement."


N'est-ce pas limpide ?


1 commentaire:

  1. Merci encore pour votre blog de grande qualité.
    Sur la dialectique hegelienne j'ajoute un passage de Jacques Ellul:"Chez Platon, le dialecticien est celui qui voit la totalité. La dialectique n’est pas seulement une façon de raisonner par question et par réponse mais un mode de saisir le réel qui embrasse à la fois le positif et le négatif, un système de pensée vigoureux qui prend en compte le oui et le non sans exclure l’un des deux ni choisir entre eux puisque tout choix exclut une partie de la réalité. En d’autres termes, les facteurs contradictoires ne s’opposent pas l’un l’autre de façon statique ou inerte. Ils sont en interaction. La simple formule thèse, antithèse, synthèse implique déjà cette transformation des deux premiers facteurs en un troisième qui n’est ni la suppression de l’un des deux, ni leur confusion, ni leur addition. À ce point, l’idée de temps ou d’histoire s’introduit dans la dialectique. Les facteurs contradictoires ne peuvent subsister sans s’éliminer l’un l’autre pour autant qu’ils sont corrélatifs dans un mouvement temporel qui conduit à une nouvelle situation. Ainsi, il n’y a pas d’état fixe de l’objet que je puisse lui imposer. Le flux du temps est introduit dans la connaissance elle-même."

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