vendredi 5 juillet 2019

Le paradoxe du comédien


La plupart d'entre-nous en a déjà fait la cuisante expérience : dans les moments cruciaux, notre sensibilité et notre sincérité semblent nous trahir. Alors que des êtres froids et moins fins s'en sortent avec éclat. Quelle injustice. Mais pourquoi ?

Au fond, c'est là le paradoxe du délivré-vivant (jîvan-mukta) décrit dans la littérature non-dualiste de l'Inde. Comme l'enseigne l'auteur anonyme du Traité pour la délivrance (Moksha-upâya-shâstra, mieux connu dans sa version populaire sous le nom de Yoga-vâsishtha), celui qui s'attache à la vie ne vit plus, prisonnier de ses espoirs et de ses craintes ; en revanche, l'être libre de tout attache, de tout projet de cœur, celui-là jouit de tout plus intensément. Qui renonce totalement jouit totalement. 

N'est-ce pas ce paradoxe qu'évoque justement Diderot quand il nous dépeint ses expériences en ce douloureux domaine ? Il écrit :

"Voilà deux amants, ils ont l'un et l'autre une déclaration à faire. 
Quel est celui qui s'en tirera le mieux ? 
Ce n'est pas moi. Je m'en souviens, je n'approchais de l'objet aimé qu'en tremblant ; le coeur me battait, mes idées se brouillaient ; ma voix s'embarrassait, j'estropiais tout ce que je disais ; je répondais "non" quand il me fallait répondre "oui" ; je commettais mille gaucheries, des maladresses sans fin ; j'étais ridicule de la tête aux pieds, je m'en apercevais, je n'en devenais que plus ridicule.
Tandis que, sous mes yeux, un rival gai, plaisant et léger, se possédant, jouissant de lui-même, n'échappant aucune occasion de louer, et de louer finement, amusait, plaisait, était heureux ; il sollicitait une main qu'on lui abandonnait, il s'en saisissait parfois sans l'avoir sollicitée, il la baisait, il la baisait encore, et moi, retiré dans un coin, détournant mes regards d'un spectacle qui m'irritait, étouffant mes soupirs, faisant craquer mes doigts à force de serrer les poings, accablé de mélancolie, couvert d'une sueur froide, je ne pouvais ni montrer ni celer mon chagrin. 
On a dit que l'amour, qui ôtait l'esprit à ceux qui en avaient, en donnait à ceux qui n'en avaient pas ; c'est-à-dire, en autre français, qu'il rendait les uns sensibles et sots, et les autres froids et entreprenants." (Paradoxe sur le comédien)

Trop attaché à son sentiment, à son ressenti dirions-nous aujourd'hui, à ce bouillonnement qu'il ne pouvait "ni montrer ni celer", la situation de Diderot est celle de tout être attaché à son corps, entendu comme champs de sensations brutes et brutales. 
Alors que celui qui reste froid ressemble à l'être libre selon le non-dualisme qui, selon les termes mêmes du Yoga-vâsishtha reste "frais intérieurement" (antah-shîla) en toute circonstance. Cette distance, paradoxalement, le rend disponible à la jouissance, car elle le rend souple, sensible justement. Comme si la sensibilité aboutissait à l'insensibilité, et l'insensibilité, à la sensibilité.

C'est une leçon de vie. Prendre du recul, ça n'est pas se couper de la vie. Se retirer, cultiver la solitude, ça n'est pas se mortifier. C'est, au contraire, affiner sa sensibilité pour en vivre vraiment, au lieu de seulement la souffrir.

Reste que cette distance ne passe pas forcément pas un abandon du désir pris en lui-même. Certes, je dois apprendre à prendre du recul par rapport aux objets du désir. N'est-ce pas là l'apprentissage de la vie ? Mais je dois reconnaître ensuite que le désir ne se réduit pas à ses objets provisoires. Il est la vie sous-jacente à ces changements de surface. Il est ce désir qui se confond avec le niveau le plus profond du corps, ce que j'appelle le "ressenti viscéral" et que l'on éprouve furtivement quand on prend quelqu'un dans ses bras où que l'on se tend dans un effort exceptionnel, par exemple. C'est le désir pur, la vie même. S'y plonger exige une discipline du renoncement aux objets afin, pour ainsi dire, de libérer le désir pur. Même cette voie du désir comporte donc une dimension essentielle de lâcher-prise. Pour ressentir, il faut s'affranchir de tout espoir, de toute attente.

C'est le paradoxe des comédiens que nous sommes sur le théâtre de l'univers. La liberté dans l'action passe par le détachement, même si elle ne s'y arrête pas.

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