yogi enraciné
On me demande si je suis shivaïte, voire shivaïste.
Que répondre ? Que non, je ne suis pas shivaïte ?
Mais ce serait trahir mon parcours. Si nos histoires individuelles ont un sens, alors ce serait nier ce sens. Si chaque existence est un fil dans la grande trame, alors ce serait défaire cette trame. La trame, en sanskrit, est tantra. Le texte du monde, la texture de l'instant. Le kosmos de Pythagore et d'Orphée. Le monde est un livre, un tantra, car un livre est un monde et aussi un tissu, un tissage de pages apparemment isolées ou contradictoires, de fragments reliés. Le maître à l'origine de la tradition de la Danse de Kâlî comparaît notre être à un livre, un vêtement relié par la succession des inspirs et des expirs, des naissances et des morts. Si tout cela a un sens, comment répondre par un "non" ?
Mais aussi, comment se figer dans une identité religieuse ? J'ai, sans doute, une identité. Mais elle est complexe, multiple, fluide. Enracinée et ouverte à la fois, selon la belle expression de Leloup. Je suis local et global, ou plutôt animal et cosmique, singulier et universel.
Alors, shivaïte ? Oui, sans doute. Mais en un sens que je ne comprends pas pleinement. Commencer à en parler, ce serait comme commencer à parler de ce qui n'a pas eu de commencement. C'est tirer le fil du Tantra universel, du Tantra qui est le Réel, l'étoffe même du réel, de cet instant, là, maintenant, de ce noeud relié à tous les autres noeuds. Ce serait commencer ce qui n'a pas de fin.
Alors, plutôt parler du shivaïsme. Dans le billet d'hier, je parlais un peu du mythe d'origine de la philosophie de la Reconnaissance, pratyabhijnâ. Reconnaître le divin dans l'humain, l'éternel dans l'instant, le commencement dans la durée, notre vie dans le mythe.
Le shivaïsme ? En sanskrit, nous disons shiva-dharma, en exagérant bien : dh'arma. Ou shaiva-dharma. Dharma est intraduisible car inexprimable. Mon chien s'appelle Dharma et je suis bien embarrassé quand on me demande ce que signifie son nom. Le Dharma, c'est le Kosmos, la nature et son harmonie. C'est l'agencement des choses et l'art de s'y intégrer. Chacun a donc son dharma, sa façon se s'ajuster à la Justice universelle. Il y a un dharma universel, mais une infinité de dharmas pour y vivre. Il y a le dharma du fou, le dharma du chien, le dharma naturel, les dharmas factices, des dharmas anti-dharma.
Le Dharma est le Tantra : le magma ressenti quand les yeux se ferment pour s'ouvrir à autre chose. Et ce Dharma s'exprime. La nature devient culture, sachant bien sûr que tout est naturel, tout est culturel, comme disait Merleau.
Ce Dharma indifférencié, pur éblouissement, s'assombrit peu à peu à la mesure de nos yeux. La clarté se diffracte en l'arc-en-ciel des dharmas, c'est-à-dire, en gros, des religions.
Il y a ainsi le Dharma de Shiva. Mais Shiva est Dieu, Dieu est tout et par-delà tout ; alors tout n'est-il pas Dharma ? Fort heureusement, le Mystère est doué du pouvoir de se nier. Il peut donc se fragmenter. Elle joue alors, cette science pleine, à s'isoler pour finalement mieux se relier.
Et c'est le Dharma de Shiva. Avant, après, pendant, il y a d'autres styles. Manières de vivre, de se relier, de relire le grand livre du cosmos, le vaste tantra du monde. Toute expérience est Tantra, texture, chaire divine, vapuh (prononcé "vapouhou"). Toute expérience est Mantra, conscience, résonance de sens, excitation de la plénitude cachée. J'écris sur les bords de la Dordogne. Beaucoup d'oiseaux cette année. Selon la tradition, ce sont des yoginîs, des fragments de la Déesse. Elles disent ce que disent les Mantras et autres Vidyâs, les Sciences. Elles disent la seule chose qui vaille : ce qui ne peut l'être.
Et c'est ainsi que chante le Dharma, que danse Shiva. Il respire : c'est le Véda. Les Védâs. Son souffle. Selon certains, le Véda est le Savoir impersonnel. Il a toujours vibré en arrière-plan. Les visionnaires, les Rishis, l'on vu. Ils sont les kavis, les poètes ; les vipras, "ceux qui frémissement" à unisson des vibrations des mantras du Savoir. La poésie est mise à l'unisson, chasse, pistage, reniflage. D'autres affirment que le Savoir est le souffle divin. Mais cela ne change rien, "Dieu ou la Nature", Dieu c'est la Nature, le divin est la divine, unité sans identité.
Entrent alors en scène les innombrables savoirs, comme un chœur dansant autours d'un invisible coryphée.
Il y a d'abord le Véda des poèmes, des vers chantés, des hymnes au Feu, au Vent, au Ciel, à l'Aube, à l'Amitié... Puis, de cette source sauvage découlent des branches en cascade, le "roulement de tonnerre des mots et de leur sens" auquel les maîtres de la Danse de Kâlî rendront hommage.
Il y a le Véda des méditations symboliques, celui des actes rituels, celui des opérations magiques, celui des chants étranges, celui de la scène, des danses, des narrations et du théâtre...
Le Véda est impersonnel. Nature archaïque, immensité de steppes arides et brûlées. Le Tantra est personnel. Nature humaine, profondeur de la forêt palpitante. Tout, en Inde comme ailleurs, s'articule autours de ces oppositions. Je voudrais vous faire comprendre que tout, absolument tout dans ces traditions, parle de cet instant présent. L'Inde est à vous, à nous. L'Inde n'est pas un lieu délimité sur carte, mais un état. L'Inde, c'est aussi indo-européen, une réalité en plus d'être un monde subtil. La Méditerranée, l'Inde, l'Europe, c'est tout un. Pas exotique. Ou alors, exotique comme votre corps vous est exotique.
Véda, Tantra, Mantra, Yoga sont différents visages du Mystère, c'est-à-dire de l'instant.
Alors, le shivaïsme ?
Oui, c'est maintenant.
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