vendredi 19 juillet 2019

Sur les origines du Tantra



Le shivaïsme vient de Shiva, par l'intermédiaire de Shakti et des sages védiques.

Mais... ceci est vrai pour le shivaïsme des Pourânas, ces immenses livres, plus de dix-huit, qui totalisent plus de 100 000 versets. Sans oublier le Mahâ-bhârata, 100 000 versets lui aussi. Et le Shiva-dharma. Et le Shiva-dharma-uttara. Et les shivaïsme plus locaux, comme la religion vîra-shaiva, plusieurs dizaines de millions d'adeptes quand même...

Tout cela, c'est le shivaïsme publique, exotérique. Il comprend des "initiations" et des Mantras. Mais ça n'est pas le shivaïsme tantrique, ésotérique, dont la grande et unique porte d'entrée est l'initiation, la Grande Initiation.

Là, il y a d'abord les tantras dualistes. Révélés par Shiva, ils passent aussi par des sages védiques comme Rourou, Brahmâ (à la fois dieu et sage), Nandi et d'autres. Parfois, ces gens ne sont pas des brahmanes mais, dans l'ensemble, ce shivaïsme respecte le brahmanisme, même si cette Voie des Mantras se présente comme supérieure au Véda, alors que les Pourâna se présentent seulement comme l'essence du Véda ou comme un "cinquième Véda". Il y a une liste traditionnelle de vingt-huit tantras dans cette catégorie, mais en réalité il y en a une poignée, la plupart ayant été conservés. Ils ont été commentés et interprétés d'abord par des Cachemiriens à partir du VIIIè siècle, mais on considère qu'ils ne font pas partie du "shivaïsme du Cachemire" (je vous rappelle que cette appellation est inadéquate). 
Leur doctrine est "dualiste" : la matière est séparée de Dieu et des créatures. Ces dernières peuvent, grâce à l'initiation, à une pratique rituelle quotidienne et après la mort, devenir "comme Shiva". C'est une sorte de divinisation où l'on devient un super-ange. Il y a du yoga, mais surtout des rituels. Après une initiation, on peut et on doit rendre un culte quotidien à Sadâshiva, blanc, lumineux, avec dix-huit bras. Il est installé sur un trône de Mantras, seule présence de Shakti dans cette tradtion. Ce shivaïsme initiatique dualiste est très important, car il donne le langage rituel de base. Tout y est secret, accessible uniquement par l'initiation. Les Mantras sont, comme je disais dans un billet précédent, la base de tout. Le culte est privé (autrement, il ne serait pas secret).

Ce shivaïsme se présente comme supérieur à tous les autres chemins. Ou plutôt, tous les chemins mènent à cette Voie du Mantra. Là encore, malgré une hiérarchie explicite, règne un inclusivisme généreux. Car tout vient de Shiva et tout retourne à Shiva. Le Tantra unique, éternel, est une pure vibration atemporelle (nâda-mâtra), "traduite" en partie pour les humains par Sadâshiva, qui le révèle en premier à Shrî Kantha au sommet du Mont Kailash. Ce dernier abrège encore les tantras pour les humains de notre époque "faibles, débiles et à la vie courte". Seul les points les plus importants sont conservés, alors que les tantras affirment clairement que le Tantra primordial est infini. Puis, les sages védiques de la grande forêt magique de toutes les révélations, la forêt de Naïmisha, entendent dire que Brahmâ et Vishnou eux-mêmes y reçoivent l'initiation de Shiva. Pris par la curiosité, ils demandent eux-même cette initiation supérieure aux Védas. La curiosité (kutûhala) est le motif le plus fréquent dans les révélations tantriques. Les sages védiques sont curieux de connaître ce qu'ils ne savent pas, ce qui n'est pas dit dans le Savoir, dans le Véda.

Entre les Pourânas et les premiers tantras dualistes, il y a la Collection du Souffle divin (Nishvâsa-tattva-samhitâ), sorte de proto-tantra primordial dans lequel on trouve des fragments de tout ce qui va être développé ensuite dans les différentes strates de la révélation tantrique. On la date du Vè siècle.


Mais la rivière de la Gnose ne s'assèche pas encore car la Shakti, la Déesse, n'est jamais assouvie par les réponses de Shiva. Au-delà des vingt-huit tantras dualistes, commence la révélation des soixante-quatre tantras de Bhairava. Peu à peu, les sages védiques vont s'effacer, au profit de Râma, Krishna et autres personnages non-brahmaniques. Le shivaïsme est clairement divergent du brahmanisme. Au mieux, il offre un brahmanisme parallèle, capable de se substituer au brahmanisme. Mais en réalité, il offre autre chose, comme il apparaît de plus en plus clairement au fil des révélations tantriques.

En réalité, il existe un seul tantra important dans cette catégorie de Bhairava, un tantra-source, le Tantra de Bhairava Libre, indépendant, svacchanda en sanskrit. L'adepte y adore Bhairava avec de l'alcool et du sang. En quantité symbolique bien sûr. Mais le modèle change complètement. Ici on cherche à se laisser posséder par le divin. Ce n'est plus un culte bien sage avec du lait et du miel, mais une invasion. De plus, les pratiques magiques abondent. On ne cherche plus seulement à devenir un Shiva, mais encore à participer à l'activité divine. On aspire à la délivrance, mais aussi à la jouissance ; on veut l'immortalité spirituelle, mais aussi sensuelle.

Mais ce n'est pas finit. Le fleuve du Tantra continue à couler, large et puissant, entre les deux rives de Shiva et Shakti. Car oui, j'avais oublié de vous le dire : dans les Pourâna, l'enseignement est un dialogue entre des dieux et des sages ; mais dans les tantras, ce sont toujours des dialogues entre Shiva et Shakti, même dans les tantras dualistes.

Ensuite jaillit un nouveau tantrisme, extraordinaire et aux origines précises. Ce sont les tantras du Couple Shiva et Shakti, les Yâmala Tantras. Les déesses y sont pleinement présentes, à égalité avec les dieux. Mantras et Vidyâs y forment de vastes cercles de puissances. La mythologie s'estompe, le symbolisme prédomine. Les yogis et yoginîs offrent du vin, des viandes et leurs sécrétions sexuelles. Des mandalas sont tracés sur le sol, la nuit, dans des lieux reculés ou terrifiants, comme les champs de crémation. Tout est toujours axé sur les Mantras, de plus en plus puissants et éloignés des rites appolliniens des Pourânas et de la "culture védique" telle qu'on en fait la propagande aujourd'hui (car en réalité la religion védique était pleine de magie et ancrée dans la terre). 

Le principal tantra "du couple" est le Brahmâ Yâmala Tantra, révélé vers le VIIIè siècle. Étrangement, il nous raconte en détail son origine. Un jour la Déesse, dans un élan d'enthousiasme, révèle à ses proches, dans son palais du Mont Kailash, le Tantra. Elle brise ainsi le sceau du secret, transgressant l'une des règles initiatiques, l'un des samayas. Pour la punir, Shiva l'envoie sur Terre. Elle naît Sattikâ, fille de brahmane dans un village près de Prayâga (la moderne Ilâhabâd, le site de la Koumbhamélâ). A l'âge de treize ans, elle atteint l'éveil : elle retrouve la mémoire et toutes ses connaissances.  Bhairava-Shiva l'initie à nouveau, mais lui donne cette fois des instructions précises, sous forme de prophéties. Il lui donne le nom, le lieu et la caste de ses futurs disciples. Tout cela ne ressemble pas à une légende, mais bien à des faits. Parmi ces disciples, il y a aussi bien des brahmanes que des gens de la plèbe. Ils viennent de toutes les régions de l'Inde, on a même leur nom "civil". 
Le disciple principal est un certain Svacchanda Bhairava, Amantrî avant son initiation, car sa mère, originaire d'Oudjjaïn, n'arrivait pas à avoir d'enfant. Les déesses qu'elle pria acceptèrent de placer un enfant dans son ventre, un grand yogi, mais "sans Mantra", car dans sa vie précédente, ce dernier avait, comme la Déesse, transgressé une règle initiatique. Il pratique, atteint divers pouvoirs (siddhi) et rencontre enfin la Déesse incarnée en Sattikâ, la révélatrice du Brahmâ Yâmala Tantra, par l'intermédiaire de son premier disciple, Krodha Bhairava. Avec Vishnou Bhairava, il a pour mission de diffuser le tantra dans le village de Kalâpa. Ce détail est intéressant, car nous avions déjà rencontré Kalâpa (ou Kalâpi) dans la légende de la lignée de la Reconnaissance relatée dans un précédent billet. C'est là que vécurent quinze génération de Siddhas (en gros, ici, des êtres réalisés, éveillés), avant d'aller s'installer dans la vallée du Cachemire. De plus, Kalâpa est la capitale du royaume de Shambhalla selon le Kâlacakra Tantra bouddhiste. Le Brahmâ Yâmala Tantra parle de ce "petit village" comme d'un village peuplé de sages. Le Kâlacakra aussi en parle comme d'un "petit" village, tout en affirmant qu'il fait trente lieues de large ! Je note au passage que Shambhalla était 1) un district du royaume d'Oddyâna et 2) un village de l'Orissa. Il ne s'agit donc peut être pas d'un royaume caché dans une autre dimension comme l'on affirmé certains lamas tibétains, même si la dimension symbolique de Shambhalla est évidente dans le Kâlacakra Tantra, où Kalâpa est présentée comme la cité parfaite, entièrement édifiée selon les enseignements astronomiques du Kâlacakra Tantra.

Le Brahmâ Yâmala, ce tantra de douze mille verset est sans doute le premier à raconter ainsi ses origines. Ici, les sages et les lieux védiques s'estompent encore plus, au profit de personnages sans doute historiques. Notons aussi que c'est avec ce tantra que le yoga sexuel apparaît vraiment. Il y est aussi question de "rétention", mais cela n'est pas certain, n'étant qu'une interprétation du terme sanskrit avagraha.

Nous avons donc quatre niveaux de révélation shivaïte jusque-là :

1) Les Pourânas, le shivaïsme publique
2) Les tantras dualistes de Sadâshiva
3) Le Svacchanda Bhairava Tantra de Râma
4) Le Brahmâ Yâmala Tantra de la Déesse incarnée en Sattikâ

Historiquement, tout cela émerge entre le Vè et le VIIIè siècle. 
Quoi qu'il en soit, la rivière des tantras ne cesse de s'élargir et nous n'en sommes ici qu'à l'aube de la révélation de la non-dualité.
Vous remarquerez que tout cela, qui se passe dans l'Inde d'avant le XIIè siècle, n'a rien à voir avec les tantras tardifs du Bengal, etc., connus aujourd'hui sous le nom de "système des dix Vidyâs" transmis par de nombreux gourous en Inde et ailleurs. Ici, je ne parle donc pas de ces traditions récentes, mais bien du shivaïsme et du shâktisme originels, selon ses sources les plus anciennes. C'est le Tantra des tantras.

   


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