Ma main est posée sur la table de bois.
Je sens son poids, sa masse.
Je la regarde et elle m’apparaît comme une chose parmi d'autres. Elle a forme et couleur, comme le reste. Les sensations sont plus intense aux alentours de cette main, mais ça n'est pas net. La forme ne correspond pas exactement à la sensation. Les sensations, devrais-je dire. Une nuée plutôt qu'un contour bien défini. Un nuage tactile. Une fraîcheur légère. Une vibration, un frémissement indistinct.
A ce moment, tout se passe comme si je ne pouvais pas plus bouger cette main que le verre posé à côté. Mais la main bouge. Pas le verre. Comment ? Je n'en sais rien. Je veux dire que, dans l'expérience même, rien ne me dit le pourquoi de cette différence. Je connais les explications mais, du point de vue d'ici, du point de vue de la premier personne, je ne perçois rien qui explique cette différence.
Dans les deux cas, je sens une ébullition qui envahit tout mon "corps", un état d'alerte. Si je fais effort pour décrire ce ressenti, je m'aperçois que cela ressemble à une sorte de démangeaison. Un état de "nervosité" sur le point de s'instaurer, quelque chose de nerveux, de l'ordre des nerfs, comme une impatience, un flux qui se met à vivre. Cela me fait penser à cet état d'alerte qui précède tout mouvement organique, l'état du chat sur le point de bondir, l'état d'un corps sur le point d'éternuer.
C'est un état extraordinaire, si je veux bien le ressentir sans y projeter mes préjugés. Un moment d'intensité incroyable. Et je réalise que je peux varier cette intensité, plus ou moins, à volonté, d'une manière toujours aussi mystérieuse, car directe, immédiate. Comment moi, qui suis invisible, immatériel, puis-je faire bouger cette main, ce doigt, visibles et matériels ?
Et dans ce ressenti d'une vibration qui s'accumule, je me prends au jeu d'explorer. Explorer ce seuil, l'intervalle entre le silence vacant repos total, et le mouvement du petit doigt. Et je suis surpris de la disproportion entre le fait objectif et l'événement subjectif. Objectivement, un rien bouge, ou pas, ou à peine. Mais mon expérience est toute différente. Tout se passe comme si l'univers se mettait en branle. Car de mon point de vue de première personne, ici, "ce qui se passe" pourrait aussi bien être le début de tout. Le Big Bang. En effet, le ressenti initial de tout acte volontaire est le même, qu'il s'agisse de bouger le petit doigt ou de déplacer une montagne. Tout s'éveille. Tous les possibles. Que ce soit pour retirer la main du feu, entrer dans une pose de yoga, soulever une caisse ou simplement pour lever le petit doigt, ce ressenti initial est le même. Une seule aube pour tous les jours possibles.
Et dans cette aurore, je ressens tous ces jours possibles. Je ne fais qu'un avec eux. Je le ressens. Ça n'est pas une abstraction, ni même une simple image. Non, c'est une expérience aussi concrète que de bouger la main ou de bouger le monde.
C'est incroyable. Dans ce simple geste banal, il m'est donné la possibilité d'explorer le commencement de tout. Dans ce début invisible gisent tous les débuts, grands et petits. Tout l'histoire est là, à portée, pour peu que je m'y donne, pour peu que j'écoute. La racine de tout les mouvements est présente, dévoilée en n'importe quel mouvement volontaire.
Voilà un yoga : m'unir à ce commencement, m'ajuster à cet élan bouillonnant, me mettre à l'unisson de ce frémissement naissant, surfer cette vague encore immobile. Yoga-yukta, enfourcher la bête, s'atteler, juguler, ajuster. Un yoga sans limites s'ouvre, un espace d'exploration d'une richesse que je ne soupçonnais pas. Une source intime d'humbles miracles.
Quel trésor, quelle chance, quel privilège !
Yogi abreuvé à la bouche de la Yoginî, au cœur du cœur.
Ce jaillissement est ma Maître. Disciple de l'instant bouillonnant, voilà ce que je suis, si je dois être.
Voilà ma lignée, ma tradition, mon instructrice : l'aube rousse, l'intervalle divine, antarâ devî, intime amie.
Voilà ma voie, ma famille spirituelle, mon héritage, mon yoga. Fils des énergies de l'instant mijotant. Yogi fortuné, légataire de l'instruction secrète de la Yoginî : l'éveil en levant le petit doigt.
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