"Deux excès : exclure la raison, n'admettre que la raison". Cet avertissement de Pascal, nous l'avons oublié. Depuis plus d'un siècle, nous dénigrons la raison. Romantisme, Postmodernisme, Nuagisme : "Penser moins pour sentir plus", tel est le slogan commun à ces courants, comme si "la tête et le cœur" se devaient une éternelle guerre.
Est-ce raisonnable ?
Je médite cette célèbre phrase de Descartes : "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que même ceux qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont."
La raison est universelle. Sans cela, aucune relation n'est possible. Je tiens que raison et liberté sont essentielles à la conscience. Autrement dit, que l'une n'est point sans ces deux autres. Et Descartes a bien raison de se montrer ironique sur ce point. Tous demandent "à l'univers" et en toute humilité, plus d'abondance, de richesse, d'amour, de réussite, de "créativité". Mais nul ne demande à cet auguste mystère d'être plus rationnel.
Pourtant, rares sont les actes, les paroles ou les pensées qui n'en manquent. Et pourtant encor, on entend partout gémir contre l'omniprésence de la Raison, comme si elle était quelque tyran maléfique. C'est que ces braves gens confondent le sabir du "management", en effet envahissant avec son jargon pseudo-scientifique, avec l'authentique raison, laquelle n'est autre que la naturelle et nécessaire faculté de mettre de l'ordre dans nos pensées en discernant le vrai d'avec le faux. Mais cela, nous le redoutons autant que nous en avons réellement besoin, car la raison contredit trop nos fantaisies et nos caprices.
Dès lors, qui dit le contraire se voit "annulé" ("cancelled") dans la joie et la bonne humeur apparentes.
Abhinavagupta, par exemple, affirme clairement que "la raison est l'auxiliaire suprême du yoga", tarkam yogângamuttamam. Et Utpaladeva glosa shakti par vimarsha, "pensée", jugement", apparenté à nos ratio et nos logos.
Malgré cela, certaines gens qui se réclament du "shivaïsme du Cachemire" clament que cette tradition appelle au "percept", fut-ce le plus inepte, contre le "concept", fut-il le plus utile. Il faut ajouter, pour comprendre ces vanités, que "les gens" ne veulent pas savoir. Du moins, pas ce qui menace leurs lubies du moment. Nous sommes éduqués ainsi, ou plutôt, nous sommes gâtés par l'excès de savoir à disposition aux bouts de nos doigts. Plus c'est facile, plus semble-t-il une certaine paresse se manifeste. La pensée s'embourbe sur place, les mots tournent au charabia, place à la déconstruction "créatrice" : on craint même du baisse du cuicui. Une ironie du désesprit, une parmi d'autres : certains colporteurs de "shivaïsme du Cachemire" crachent sur tout ce qui est "moderne" au nom d'une tradition qui n'a rien à voir avec la tradition, et tout à voir avec le Nuagisme le plus ouvertement mercantile.
On dénonce les prétendus excès de la raison, comme un temps on cracha sur les excès supposés du quiétisme et de la soi-disant "passiveté". Pourtant, je n'ai jamais rencontré personne - personne ! - qui souffrit de raisonner trop et bien, comme je n'ai jamais croisé la route d'aucun qui serait trop demeuré dans le silence intérieur et l'inaction divine. Mais les gens sont ainsi : ils se font des marottes redoutables, afin de se divertir des vrais monstres. Sans chercher à avoir raison, bien entendu.
La raison peut être destructrice et "hors-sol" lorsqu'elle s'alimente elle-même, ne fait plus participer l'expérience et l'observation à son fonctionnement. Descartes pensait par exemple que les animaux n'étaient que des machines biologiques. Avait-il "raison" ? ;)
RépondreSupprimerL'observation de Descartes sur les corps-machines n'est pas pertinente, car il s'agit justement d'une observation, et non d'un raisonnement pur. En outre, Descartes s'est-il trompé parce qu'il a raisonné, ou parce qu'il a mal raisonné ?
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