Selon une opinion courante, la perception serait plus pure, plus directe, plus proche du réel, que la pensée.
Cette opinion est courante dans la spiritualité contemporaine. De fait, elle est largement majoritaire.
En Inde, elle a été défendue principalement par des philosophes bouddhistes comme Dharmakîrti. Selon lui, le langage et la pensée ne peuvent représenter la réalité telle qu'elle est. Elles déforment la réalité pour l'exprimer, en gommant ces que chaque chose réelle, chaque instant, ont d'unique. La pensée n'a rien à voir avec la réalité, ni avec la perception, qui perçoit la réalité, mais sans pouvoir l'exprimer ni, par conséquent, la partager. Les possibilité de l'art n'ont pas été explorées.
Certains prétendus détenteurs du shivaïsme du Cachemire enseignent que cette doctrine - que ce dualisme épistémique d'un genre particulièrement radical - est ce qu'enseigne le Tantra.
Mais cela est faux. C'est un mensonge.
En réalité, le Tantra enseigne une tout autre vision des rapports entre pensée et perception. Selon cette philosophie, exprimée notablement dans le corpus de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), la perception est une sorte de pensée subtile, un langage articulé, mais intérieurement, où les étapes du discours se succèdent si rapidement que l'être ordinaire n'y prend pas garde. Autrement dit, pensée (ou langage) et perception sont inséparables. Il n'y a pas de perception sans pensée, sans langage.
Abhinavagupta, le plus célèbre philosophe de cette école, s'attache ainsi à montrer que même les actions les plus intuitives, comme courir, sont en réalité des pensées, des discours, qui se succèdent très rapidement. La perception est du discours (donc de la pensée) "compressé". Tout est langage. Aucune expérience n'est percept pur, toute expérience est tissée de langage : la différence entre pensée et perception tient seulement au degré d'articulation et à la vitesse du processus (krama). En effet, plus on articule, moins on va vite. Il suffit de lire en articulant mentalement, puis sans articuler mentalement, pour le vérifier.
Cette idée que la perception est en réalité une sorte de pensée existe aussi en Europe. L'exemple le plus célèbre en est Descartes et sa fameuse analyse du morceau de cire :
"Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin, toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps se rencontrent en celui-ci.
Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y restait de sa saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu'elle demeure et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement ou l'ouie, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure.
Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était pas ni cette douceur de miel, ni cette agréable odeur de fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-la attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or, qu'est-ce que cela : flexible et muable ? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire, étant ronde, est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer.
Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que la cire, si je ne pensais qu'elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive ; je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident.
Or quelle est cette cire qui ne peut être conçue que par l'entendement ou l'esprit ? Certes c'est la même que je vois, que je touche, que j'imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été, quoiqu'il semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle et dont elle est composée." (Méditations métaphysiques, 1641, méditation II, Garnier p. 423 - 424).
Ainsi, toute perception est pensée ou langage, ce qui revient au même. C'est là un point central de la philosophie du Tantra, sans lequel il n'y a pas de Tantra.
J'ajouterai en passant que cette place essentielle de la Parole est un point partagé par toutes les cultures indo-européennes, voire par toutes les cultures. Pas d'expérience sans parole, même s'il existe bien des nuances et des faces de cette Déesse.
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