Selon le Tantra, le plus intime de toute expérience est l'extase. Nous sommes dans une extase que nous se sentons pas, faute d'attention. Or, ce manque d'attention vient d'une croyance fausse selon laquelle l'expérience serait le plus souvent banale, neutre, fade, voire ennuyeuse, et qu'elle consisterait en un bavardage incessant. L'ultime vérité de l'expérience serait donc que le monde est étranger à mon expérience, à mon être. L'expérience oscille entre souffrance et morne plaine.
Voilà pourquoi le Tantra s'attache à corriger ces croyances. Par exemple, la croyance que l'expérience, en général, la "vie", l'"existence", être soi, sont choses insipides. Au contraire, le Tantra montre que l'expérience, ou la conscience, sont toujours extase, émerveillement, jouissance absolue :
pūrṇa iti : nīlādyasaṃkocito yo'haṃbhāvākhyo vimarśas, tatsvabhāve yaś, camatkāra ānandātmā paramo bhogaḥ, tasya yā āpattiḥ prāptiḥ.
"La pleine réalisation" : elle est pleine, car elle est ce que l'on appelle 'la sensation de soi', sensation qui n'est pas contractée par les (contenus de cette sensation), comme par le bleu, par exemple. Elle est réalisation de sa nature propre qui consiste à (ne jamais être contractée par son contenu). Elle est donc délectation émerveillée, elle consiste en félicité, elle est l'ultime jouissance." (Abhinavagupta, Vivritivimarshinî, vol. I)
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Abhinavagupta décrit ici la "réalisation" spirituelle. Celle-ci ne consiste pas à atteindre un lieu ou à produire quelque chose qui n'était pas déjà présent, comme quand on va acheter du pain.
Elle consiste plutôt à atteindre ce qui est déjà le cas, mais auquel on ne prête pas attention. La conscience s'oublie et se perd dans ses propres manifestations, sans se réaliser, sans réaliser ce qu'est cette manifestation, qu'elle prend alors pour la manifestation indépendante d'un monde étranger à elle, alors que tout est sa propre manifestation.
La réalisation consiste à reconnaître le divin dans l'expérience. Voilà pourquoi la conscience "atteint" (prâpti) la conscience : elle se met à l'unisson (âpatti) d'elle-même, de sa gloire innée. Réalisation qu'elle est cause de tout, elle cause alors une totalité nouvelle, un monde nouveau.
Quelle est cette gloire ? Elle consiste dans la véritable sensation de soi (ahambhâva) qui n'est pas contractée par son contenu, par les objets sensibles et mentaux. Par exemple, le bleu.
D'ordinaire, l'expérience du 'bleu' comporte l'oubli de soi, de la sensation de soi. Je m'oublie dans cette perception. Et, quand je reviens à moi, je reviens au corps, à une pensée, donc à un autre contenu particulier, "contracté", et jamais à moi. Hume a raison d'observer qu'on ne se voit jamais soi-même, simple et permanent.
Bien sûr, la véritable sensation de soi, "non contractée" par les choses, demeure. Mais comme en sommeil. "Je suis", mais je suis ceci, cela, sans aucune attention "pleine" : je deviens fragmenté, contracté à la mesure des contenus de mon expérience. Percevant le bleu, je ne suis que cela ; puis je suis joie, puis tristesse, puis expérience neutre, incolore mais fade, inerte ; puis à nouveau plaisir, puis jaune, et ainsi de suite, à une vitesse telle que j'en ai une impression de continuité.
Mais si je prête attention à l'expérience même, à la conscience, à moi, je me dé-contracte. Car je vois, je sens, que je suis toujours plus vaste que le contenu présent. Je vois du bleu : "Je" est plus vaste que le bleu, "je" n'est pas bleu, "je" n'est confiné à rien.
En quoi est-ce "délectation émerveillée", "jouissance ultime" ? Parce qu'en réalisant que je suis plus vaste que tout, enfermé nulle part, j'entre en expansion. Or, le plaisir est expansion. Et voilà pourquoi toute expérience est extase. Je suis toujours plus vaste. La conscience est cette présence toujours plus vaste, capable de se manifester de façon limitée, certes, mais toujours plus vaste que toute limite.
C'est cela, l'extase secrète qui palpite dans l'intime de chaque être conscient.
La conscience est contraction et expansion.
Mais si je ne prête attention qu'à la contraction, je souffre. Si je prête attention à l'expansion, je suis dans l'extase, je m'absorbe dans l'infini qui est plus moi que moi. Ou plutôt, je me laisse ouvrir, je goûte l'eau de vie, ce mouvement en perpétuelle expansion. Le corps est ressenti comme une torche qui se répand en ondes infinies, comme autant de notes offertes au silence vivant.
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