lundi 16 février 2015

L'individu est-il une invention occidentale ?

Portrait d'un individu gréco-indien, retrouvé en Afghanistan, début de notre ère


Selon une opinion encore bien reçue, l'individu serait une invention de l'Occident chrétien puis moderne. 
Dans les autres civilisations, il n'y aurait pas eu de conscience individuelle avant la rencontre avec l'Occident. Cet individualisme serait la cause ou le symptôme de la décadence occidentale, face à  un Orient impersonnel et atemporel. Pour plus de détails sur ce débat, voir ici.

Or, c'est faux. Pour l'Inde du moins. La société brahmanique n'est pas une société solidaire, une société du collectif ou l'individualité n'aurait jamais émergé. Il est vrai que c'est un système hiérarchisé, ou chacun a sa place. Mais cela n'implique pas a priori que l'individualité n'y existe pas. Et a posteriori, il suffit de parcourir la littérature sanskrite pour s’apercevoir que l'individualisme régnait durant l'âge d'or indien, c'est-à-dire durant le premier millénaire, tout comme dans nos sociétés de consommation. La société hindoue traditionnelle est une société d'individus éclatée, où chacun agit avant tout pour soi.

C'est ce qu'affirme Alexis Sanderson dans cette monographie sur le brahmanisme ou l’hindouisme. Il va même jusqu'à dire que "la société n'existait pas ici" (p. 24), dans cette vision du monde brahmanique où il n'y a que des agents qui changent de rôle, qui endossent puis délaissent telle ou telle fonction. L'absence d'existence vraiment collective est d'ailleurs une conséquence de la croyance en la réincarnation : c'est l'individu qui transmigre ! Donc il existe bel et bien une individualité, alors que la notion de société est restée relativement peu développée. De plus on ne peut transférer les conséquences karmiques d'un individu à un autre, a fortiori à un groupe. Tout ce que l'on fait pour les autres, on l'abandonne en mourant. D'où un individualisme particulièrement accentué. Mon salut n'a rien à voir avec celui des autres. Loin d'être un monde sans individus, l'Inde serait donc un monde sans société, un système de monades sans véritable ciment. Chacun pour soi. Bien sûr, il existe des pratiques collectives, mais elles ne sont pas valorisées dans le brahmanisme théorique.

Voilà qui explique en partie pourquoi le civisme est si peu développé en Inde, qui est d'ailleurs une fédération d'états, et voilà pourquoi j'ai entendu si souvent des Indiens se plaindre du manque d'esprit collectif de leurs compatriotes. L'indifférence des Indiens au sort de leur prochain en a frappé plus d'un. Dans les milieux traditionnels, brahmaniques conservateurs, on peut même dire que l'altruisme n'existe pas. Il n'y a pas de vertu au sens chrétien : juste une mécanique qui vise à accumuler des mérites pour soi. A l'époque, je ne comprenais pas trop ce que je voyais en Inde, car on m'avais inculqué le mythe de l'Orient collectif et dépourvu d'individualisme. Mais les expériences quotidiennes sur plusieurs années m'amenèrent à remettre en question ce dogme.

Le mythe selon lequel l'individualisme serait une invention occidentale doit donc être reconnu comme tel : un mythe inventé par des Occidentaux mal informés, comme Louis Dumont, Marcel Gauchet ou René Guénon. C'est une fable construite par ceux qui veulent parler de l'Occident, en bien ou (plus souvent) en mal, mais sans savoir au juste de quoi ils parlent.

L'individu est une réalité commune à tous les humains, un aspect essentiel de la nature humaine, et non pas une construction sociale ou linguistique, ni un accident de l'Histoire.

Bien sûr, les religions de l'Inde ne se réduisent pas au brahmanisme individualiste. Dans les religions des indiens (qui n'étaient pas tous brahmanes !), un soucis de l'autre se manifeste. On accumule du mérite pour soi, mais aussi pour ses ancêtres, ses descendants, ses proches, voire dans l'intérêt de tous les êtres. C'est le cas dans le bouddhisme qui parle d'une Nature de Bouddha ou d'une conscience universelle, fondement de l'espoir d'un salut universel; C'est aussi manifeste dans les religions de Shiva et Vishnou, dans leur fêtes collectives, dans le tantra généralement.

Cependant, le lien entre le salut individuel et le salut collectif n'est jamais très clair. Pourquoi ? A mon sens, c'est parce que dans ces religions, le lien entre la conscience individuelle et la conscience cosmique n'est jamais élucidée. D'où les réflexions des Hindous à l'ère contemporaine, comme par exemple Vivekânanda ou Gopinâth Kavirâj, qui essaient de concevoir un salut collectif, un "saut de conscience". Mais, chez eux et d'autres comme Aurobindo, l'influence occidentale est déterminante. Je crois qu'il y a dans les textes indiens de quoi alimenter des réflexions passionnantes, mais que sans la rencontre avec l'Occident, l'Inde ne serait pas "rentrée dans l'Histoire". 

Au reste, si l'hindouisme et le bouddhisme n'étaient pas individualistes, comment auraient-ils pu séduire les Occidentaux individualistes ? C'est au moment ou l'individualisme s'est développé en Occident que l'appel de l'Orient s'est fait entendre. A contrario, si l'hindouisme et le brahmanisme n'étaient que les expressions d'une culture ignorant tout de l'individu et n'offrant donc que des pratiques religieuses collectives, comment ces spiritualités auraient-elles pu si bien inspirer les Occidentaux ? Que je sache, nul en Occident ne s'enthousiasme pour les rituels hindous, en dehors d'une curiosité tout à fait passagère pour la fête de Ganesh et de genre de choses.

La doctrine du karma est peut-être l'idée qui a le plus frappé la conscience occidentale. Et c'est la doctrine la plus individualiste et impersonnelle (les deux vont ensemble). A cela s'oppose la doctrine de l'amour divin qui, comme chacun sait, a imprimé une image différente dans la conscience occidentale : les "Haré Krishna" ont connu un certain succès, puis ils ont reflué.

L'individu est un aspect essentiel de l'humain. Mais le collectif aussi. Le paradoxe de l'hindouisme (et du bouddhisme) illsutre le paradoxe de la vie intérieure : dans l'hindouisme théorique, il faut se détacher, réaliser son impersonnalité. Mais alors on devient de plus en plus important socialement ! Voyez les Shankarâchârya en inde, ces sortes de "papes" de l'hindouisme qui prônent en théorie la réalisation de l'absence d'individualité la plus radicale : en pratique, ils passent leur temps à agir dans le social ! De même, dans la vie intérieure, plus on réalise l'absence de "moi" séparé, plus on est un "moi" important pour les autres "moi", capable de leur venir en aide. Étrange paradoxe !

Quoi qu'il en soit, l'individu n'est pas une invention de l'Occident, mais une donnée universelle.

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