La plupart des spiritualités et des philosophies valorisent l'intellect et la vision, au détriment de l'affect. Dès lors le désir est, au mieux, un mouvement que l'on peut orienter vers le Bien, mais il n'est pas le Bien souverain, ni l'absolu.
Et si le désir et la conscience étaient deux mots pour désigner la même réalité ? Et si l'on appliquait au désir tout ce que l'on dit de la conscience ? Rares sont les réflexions ou recherches à ce sujet.
Les expériences inventées par Douglas Harding (1909-2007) sont remarquablement claires et efficaces pour éveiller la conscience à elle-même. On peut appeler cette pratique "voir", car de fait, son modèle est visuel. Harding était architecte et il privilégiait le dessin et donc la vue pour partager sa vision, précisément.
Mais comme nous l'avons vu dans l'article précédent, il exprimait parfois des doutes quand au pouvoir de cette vision de combler, à elle seule, ses aspirations. Mais il n'a pas proposé d'expérience partant du désir, sauf dans Head off Stress, beyond the bottom line (Shollond Trust, 1990, pp. 98-107), dans un chapitre intitulé Comment avoir ce que votre cœur désire ? Il y distingue trois niveaux de désir ou de volonté : individuel, inconscient et impersonnel ou universel. Il reprend ces idées dans un article publié dans le recueil La Troisième voie (Albin Michel, 1996, p. 130) où il affirme que le bonheur consiste à découvrir que la source de nos désirs est la source de tout ce qui arrive, de sorte que "vous avez ce que vous voulez parce que vous voulez [en tant que source de tout] ce que vous avez" (p. 136).
Il y aurait donc trois ensembles de désirs emboîtés. D'abord, il y a ce que je désire en tant qu'individu, consciemment. D'autre part, il y a mes désirs dont je n'ai pas une claire conscience, qui peuvent contredire ceux que je revendique consciemment. Pour dépasser ces contradictions entre mes différents désirs, il faut remonter à la source du désir, vers la conscience universelle, le point de vue de la première personne impersonnelle : là, selon Harding, il n'y a plus qu'un seul désir qui est "désir de ce qui est". L'expérience qu'il propose est purement analytique et introspective : se retourner vers la source de soi pour constater que ce désir est déjà comblé, en quelque sorte, car il est "choix de ce qui est", désir de tout, sans désir d'y changer quoi que ce soit.
Le contraste entre cette "expérience" et celle que Harding propose sur le modèle de la vision est frappant. L'analyse qu'il offre sur le désir est succincte et, pour tout dire, elle ne peut que laisser le philosophe sur sa faim, car il n'y est pas vraiment question de ce qui est ressenti, ni de l'impact de ce désir de ce qui est, sur les autres désirs. En quoi "choisir ce qui est" pourrait-il faire disparaître les contradictions entre mes désirs ?
Harding évoque une certaine perfection en faisant observer que tous les désirs, contradictoires entre eux, émergent de la même source, qui est cet espace de vision vide et immobile "au-dessus des épaules", ici exactement. On le voit, le modèle reste visuel. Voir d'où viennent les désirs, ce serait voir que ce que nous sommes vraiment. Cet espace qui accueille l'ensemble des phénomènes est la source de tout et donc cela est "désir de ce qui est".
Or certes, je vois que tout apparaît, subsiste et disparaît dans la conscience. Mais cela est voir. Cela n'est pas encore désirer, ou déjà plus. Cette observation est censée avoir des effets sur l'affect, mais elle est cognitive en elle-même, non pas affective. De plus, il ne précise pas le rapport entre le "désir de ce qui est" et la conscience universelle (ou impersonnelle) d'où provient ce désir. Est-ce l'impersonnel-universel qui désire ? Il semble bien que oui. Enfin, pourquoi réduire ce désir "total" au seul désir de ce qui est ? Pourquoi ne pas englober aussi le désir de ce qui pourrait être, de ce qui aurait pu être, de ce qui sera, et ainsi de suite ?
Selon moi, Harding va droit à l'essentiel quand il partage ses expériences, que l'on pourrait aussi comparer à des jeux d'exploration de l'expérience telle qu'elle se donne. En revanche, la dimension affective fait défaut, comme il le reconnaît. Bien sûr, voir est supposé faire effet sur la psyché, sur la vie quotidienne, mais ce sont des effets indirects. Le ressenti et le désir ne sont pas au centre.
C'est pourquoi je propose de compléter ces expériences par des expériences centrées sur le désir, des expériences de retournement du désir. On pourrait appeler cela "le Désir Sans Cœur", en calquant sur l'expression (guère séduisante en français) de "Vision Sans Tête" (Headless Vision), mais cela serait sans doute encore moins séduisant, quoique pas tout à fait inexact.
De plus, je propose d'appliquer tout ce que l'on dit de la conscience au désir, afin de reconnaître le Bien dans le désir lui-même, indépendamment de son orientation apparente. C'est ce que je m'efforce de faire sur ce blog et dans mes livres depuis une dizaine d'années.
J'affirme que le désir est l'absolu, qu'il est toujours présent, qu'il constitue tout, sans exception, qu'il est toujours accessible et que l'éveil au désir ainsi reconnut, ou l'éveil du désir, est une voie complète vers le Bien.
Bien que n'ayant pas rencontré Douglas Harding ou participé à un atelier de vision sans tête, j'aime beaucoup le personnage, et son approche directe de retournement de l'attention et du regard que je "pratiquais" avant même de découvrir sa pensée est puissante et me parle particulièrement. Cependant comme vous le soulignez bien dans cet article cette approche visuelle et cognitive laisse de côté l'affect et le désir comme énergie spirituelle jaillisant de, et retourant dans, la Source. (c'est le cas d'ailleurs de la plupart des voies inspirées de l'advaita vedanta.)Mais il me semble aussi que cette approche laisse peut-etre aussi de côté le corps et le monde sensoriel, et qu'il peut y avoir une tendance (que j'ai pu voir dans ma propre expérience dans le passé) à être dans une sorte de transcendance par le haut qui n'est pas totalement incarnée précisement parce que l'attention se situe au dessus des épaules et dans le regard, et que l'éveil qui en découle est plus un eveil cognitif qu'un éveil qui infuse l'immanence du corps. Il me semble qu'avec la Vision sans Tête on est plus dans la position d'un témoin détaché habitant cet espace spacieux, vaste et ouvert de la Conscience mais moins dans une intimité ou le corps et le monde sont habités de l'intérieur. Douglas Harding en ce sens ne me paraît pas très tantrique, et plutôt que de réaliser le corps et le monde comme la conscience elle-même, l'approche est plus celle du neti neti - d'une distanciation avec le corps et le monde et le désir/affect comme n'étant pas ce que je suis fondamentalement. Mais peut-être que je me trompe... Adyashanti parle de l'éveil à trois niveaux : au niveau de la tête, du coeur et du ventre. Bien souvent, et c'est peut-être le cas ici, l'éveil survient au niveau de la tête (ce qui ne veut pas dire compréhension intellectuelle mais bien reconnaissance directe de la nature de l'esprit par l'œil de la connaissance) et il faut souvent un temps d'intégration pour que cet éveil s'exprime ou se diffuse ensuite au niveau du cœur (affects, désir, compassion, amour) et du ventre (enracinement, absence de peur, confiance, stabilité, désir, sexualité). L'eveil de la Vision sans Tête est-il intégral en ce sens là, ou est-ce seulement un éveil qui reste au niveau de la tête (ou l'absence de tête !), au dessus des épaules. Je serais curieux de savoir ce que vous pensez de ces réflexions et concernant votre propre pratique de la vision sans tête et de cette dimension du corps, de l'incarnation et de la sensorialité. Merci à vous. David
RépondreSupprimerMerci pour vos remarques, bien formulées.
SupprimerOui je suis d'accord avec vous : la Vision privilégie... la vision. Harding était architecte, féru de dessin et de photographie. A partir de là, la Vision peut mener à une pure transcendance du type "je-suis-le-Témoin-immuable-de-l'illusion-changeante".
Cependant, des expériences sont proposées qui recourent à d'autres sens, comme l'expérience "les yeux fermés".
Donc je suis d'accord pour dire que la Vision est plutôt orientée vers une transcendance au détriment de l'immanence. Mais elle peut aisément être complétée. Et c'est ce que je me propose de faire.
Autre clarification : je pense que la Vision ouvre sur une vie qui intègre peu à peu les différents aspects de la personne. Ce que je propose, avec l'éveil du désir, ou par le désir, n'est pas différent à cet égard. Il y a une expérience brute qui, peu à peu, "aide" la personnalité à s'équilibrer.
En revanche, ni la Vision ni moi-même ne proposons de démarche psycho-thérapeutique. Pour ma part, je lui préfère une approche philo-thérapeutique, proche des thérapies du sens, ou logo-thérapie. Mais la pratique de la philosophie (qui est donc une forme de thérapie) ne remplace pas l'éveil. Elle complète l'expérience en l'interprétant et en tirant les conséquences.
Merci pour votre retour. Interessant d'entendre que DH proposait aussi des exercices les yeux fermés, donc plus peut-être dans la reconnaissance de la Conscience qui infuse toutes les cellules du corps et se diffuse au delà du corps considéré habituellement comme une sorte de vase clot. Je vais me renseigner sur internet pour en savoir plus. Mais c'est certain que s'etablir d'emblée dans l'eveil à sa vraie nature et ensuite integrer progressivement cet eveil à differents niveaux de notre être est plus judicieux que d'être dans une demarche de type progressiste où on cherche à se purifier et à se transformer mais à partir d'une vision fragmentée où l'Expérience, la Reconnaissance de notre vrai visage reste toujours hors de portée et inaccessible. Bien à vous. David Cassard
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SupprimerPS. Ce qui me parle particulièrement dans l'approche du Shivaïsme du Cachemire est qu'elle permet à la fois la reconnaisance de sa vraie nature en tant que Conscience mais aussi la reconnaissance du corps, des affects, de la pensée et du monde comme expression de ce même Conscience. A mon sens son côté totalement inclusif permet une meilleure intégration, ainsi que plus de joie et de liberté que l'approche purement advaitiste où on est plus, au départ en tout cas, dans une voie de l'exclusion, du neti neti, et où le danger est de rester coincé dans une sorte de témoin détaché et dans une nouvelle dualité entre ce témoin et le monde illusoire de la manifestation.
"Une nouvelle dualité" : c'est exactement ça.
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