Si la conscience est la cause, la source et la substance de tout, comment se fait-il qu'il semble si difficile de la connaître ?
Comme nous l'avons, la conscience est à la fois évidente et inconnue. Ou à la fois familière et pourtant pas reconnue adéquatement.
Mais n'est-ce pas la dualité qui la cache ?
La dualité, c'est le monde, tissé de différences. Si "je suis" conscience, n'est-ce pas cette dualité qu'il faut écarter pour révéler la conscience, tout comme un ciel bleu révèle sa pureté innée quand tous les nuages se sont évanouis ?
Oui, mais il ne faut pas oublier que c'est la conscience qui crée la dualité. Et non pas dans un lointain et glorieux passé, mais ici et maintenant. Comment le miroir pourrait-il être caché par les reflets qu'il accueille, attendu que ce reflets n'existent qu'en lui et par lui, identiques à lui ?
Là encore, même si l'on envisage le rapport entre la conscience et le monde comme un rapport de cause à effet, il y a plusieurs manières de le faire. On pourrait faire l'hypothèse que le monde est comme le fruit de cette graine qu'est la conscience. Or, de même que la fruition équivaut à la mort de la graine, peut-être l'existence du monde implique-t-elle la destruction de la conscience comme telle ? La dualité serait alors une transformation de la conscience.
Cependant, cette hypothèse ne tient pas, car si la conscience cessait d'être ce qu'elle est, plus rien ne manifesterait le monde. Et l'on ne peut non plus admettre que c'est le monde lui-même qui se manifeste, car il est privé de conscience propre, défini comme pouvoir de manifester.
La conscience est donc toujours évidente.
Mais alors, en quel sens la dualité est-elle un obstacle ?
L'Auteur du Cœur de la Reconnaissance répond ainsi :
"De plus, cette (conscience immédiate) est la source à la fois de la réalisation, c'est-à-dire de la suprême fusion de non-duelle, et du voilement (de cette non-dualité). Voilà pourquoi elle est souverainement libre. Quand elle reconnaît sa propre liberté elle devient la source de toutes les réalisations qui sont à la fois expérience et indépendance vis-à-vis de l'expérience. Voici donc comment on peut expliquer cet aphorisme sous un angle différent.
En outre, (on peut encore expliquer cet aphorisme d'une troisième manière) : le Tout, c'est l'univers, c'est-à-dire (les perceptions extérieures) comme le bleu, (les sensations intérieures) comme le plaisir, ou encore le corps ou la respiration. La réalisation de ce Tout consiste à se laisser posséder par cette subjectivité pleine de conscience à travers une progression au moyen de raisonnements philosophiques (tels que ceux proposés dans la Reconnaissance). Or, cette conscience est elle-même le moyen d'accomplir cette reconnaissance, elle en est la source. Ce qui revient à dire que la conscience est le moyen facile (d'accomplir la reconnaissance du Maître en soi)2. Dieu le dit dans le vénérable Tantra de la reconnaissance de soi :
grāhyagrāhakasaṃvittiḥ sāmānyā sarvadehinām |
yogināṃ tu viśeṣo 'yaṃ saṃbandhe sāvadhānatā ||
La conscience dualiste du sujet et de l'objet
est le lot de tous les êtres.
Mais les yogis se distinguent
par l'attention qu'ils portent
à la relation (entre le sujet et l'objet)."
(Pratyabhijnâ-hridayam, 1)
La conscience est liberté. Elle est donc ambivalente. Elle est comme un magicien qui peut s'extasier devant ses tours de magie, mais qui peut aussi s'y perdre. De même, la dualité est la manifestation de la conscience. Elle est la manifestation de soi comme sois et autres séparés et opposés.
Pourtant, il reste à chaque instant possible de réaliser cette situation, car la conscience consiste précisément en un pouvoir de prendre conscience de soi, et non seulement des choses, de la dualité. L'éveil est possible : il suffit de voir où la dualité apparaît. Les reflets cachent le miroir, mais ils le révèlent aussi bien, ils manifestent sa limpidité de miroir, ce que l'on attend précisément d'un miroir. Il n'y a aucune opposition entre le miroir et les reflets, bien au contraire. De même, la dualité n'est pas un voile jeté sur la conscience (jeté d'où ?), mais la dualité est la conscience elle-même, qui se manifeste librement à elle-même comme autre qu'elle-même. Pour me délivrer de ce trompe-l’œil, il suffit donc de prendre conscience de son fond, c'est-à-dire de prendre conscience de la conscience. Et chaque conscience d'objet est l'occasion de voir ce fond. Tout conscience d'objet est possibilité d'une conscience de conscience.
D'où le sens du verset cité enfin : l'éveillé (ou le yogi) voit ce que les autres voient. La dualité n'a pas disparue pour lui. Mais elle est connue complètement, c'est-à-dire comme manifestation du fond de conscience qui est sa source et sa substance, exactement comme dans le cas d'un trompe-l’œil. La dualité, étant manifestation de l'unité, est une "voie" pour revenir à l'unité, retour métaphorique, bien entendu. Ici l'apparence ne vient pas se plaque sur la réalité, mais en constitue un ornement révélateur, comme on dit qu'e l'on "reconnaît l'ouvrier à son oeuvre". Autrement dit, comme nous l'avons vu plus haut, la dualité n'est pas un effet de la conscience à la manière du pot façonné par le potier, ni à la façon du fruit qui est la graine transformée (et donc détruite en tant que graine), mais une extension du même genre que sa cause, de même que Socrate est un homme, ou que la vague est l'océan. L'océan n'a nul besoin de se transformer en vague, ni d'engendrer des vagues séparées de lui, de sa masse : il lui suffit d'être ce qu'il est - mouvement liquide - pour "engendrer" les vagues. Il y a ainsi relation, mais relation d'identité, entre l'océan et les vagues. C'est pourquoi faire l'expérience d'une seule vague permet de faire l'expérience de ce qu'est l'océan. De même, même une expérience (forcément) limitée de la dualité suffit à reconnaître en elle la conscience illimitée.
Là encore, la différence entre le regard éveillé et le regard ordinaire est une simple différence d'attention. L'éveillé est éveillé justement parce qu'il porte une attention "spéciale" au fond de conscience sur lequel et en lequel apparaissent le sujet (le corps, l'esprit) et l'objet (le monde, environnement).
C'est ainsi que la dualité, connue seulement en partie, est un obstacle à l'éveil. Mais connue entièrement, c'est-à-dire comme vague dans l'océan de la conscience, elle devient la voie de l'éveil.
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