sens et expérience
La distinction entre l'expérience et son sens est vitale.
Pour moi, le silence intérieur et le ressenti viscéral sont les deux dimensions principales de l'expérience. Mais elles ne dépendent pas du sens que je découvre en elles ou que je leur donne. Je peux les interpréter d'une façon,puis d'une manière complètement différente par la suite. L'expérience est tout entière donnée. Le sens est un processus sans fin.
C'est vital car le sens et la valeur d'une expérience évoluent, progressent et donc régressent. Le risque est alors de bloquer l'accès à l'expérience en la faisant dépendre du sens que je lui donne, de les confondre. Mais à l'inverse, je peux aussi imaginer un sens, sans jamais vraiment m'ouvrir à l'expérience. C'est ce qui se passe souvent dans les approches traditionnelles : l'expérience est placée très haut sur le piédestal du sens absolu, ultime, de sorte qu'on ne s'autorise jamais à y accéder.
Je viens de lire un excellent article de Douglas Harding sur ce sujet (dans The Turning Point, p. 19), intitulé justement "L'expérience et le sens".
Harding y envisage les rapport entre l'expérience de la Vision (voir l'absence de tête ici, au-dessus des épaules, ce qui correspond à ce que j'appelle le "silence intérieur") et la valeur ou le sens qu'on lui donne.
Ce rapport est d'abord un rapport de contraste, de "dichotomie" (p. 23) : l'expérience est immédiate, simple, entièrement accessible en un instant, elle n'évolue donc pas, elle est silencieuse, elle ne parle pas, ne pense pas, ne signifie pas, en tous les cas, elle ne dit rien, muette et mystique. Le sens, au contraire, est en évolution constante, il se livre peu à peu, jamais entièrement, il est lié à la parole et à la pensée, il est prolixe.
Nous avons là une opposition, voire une antinomie, entre le naturel et l'artificiel, entre l'intuitif et le discursif, l'immédiat et l'élaboré, entre le silence et le langage, entre ce qui est donné et ce qui est interprété, entre le produit brut et ses applications, entre le simple et le compliqué.
On pourrait alors se dire qu'il vaut mieux s'en tenir à l'expérience seule, sans interprétation. Mais, comme le remarque Harding, c'est de fait presque impossible. De plus, la Vision demande du temps et de la pratique pour être stabilisée. Or, cela est impossible sans une forte motivation, et cette motivation n'existera pas si l'expérience n'a, à nos yeux, aucune valeur. Harding se montre assez pessimiste (ou réaliste) en estimant que seul 3 ou 4% des gens qui font l'expérience lui trouveront une quelconque valeur, une signification. Les autres réagirons par un "oui, et alors ?"
Il examine ensuite le rapport opposé, celui où l'on a le sens, mais sans aucune expérience. Et là, Harding devient sévère. C'est le domaine de la religion, de l'idéologie, des arguments d'autorité, des gourous. Harding cite trois exemples de gourous qui ont approché la Vision, qui en avaient déjà le sens, mais qui s'en sont détourné à cause de leur préjugé, sans que l'on sache exactement pourquoi : Osho (alias Rajneesh, qui présente une sorte de visualisation d'autodécapitation, soi-disant inspirée du Vijnâna Bhairava !), Krishnamurti (coincé comme à son habitude dans son personnage de gourou anti-gourou) et Alan Watts (à qui l'expérience fait simplement rêver de gens décapités).
Les traditions sont censées être des transmissions de l'expérience, mais elles sont bien souvent des trahisons de l'expérience. Comme Harding, j'admire certes des personnes du passé, revendiquées par les traditions, j'y vois de précieux amis, mais les institutions et systèmes de pouvoirs qui se sont construits autours sont des barrières, plus que des moyens. Et surtout, dans leur cas, le sens qu'ils ont construit est comme une prison qui empêche de voir, justement.
Harding invite donc à se méfier des interprétations et à se contenter le plus possible de l'expérience brute.
Je suis d'accord avec lui : même si je spécule à partir de l'expérience, je ne la perd jamais de vue. Silence, encore et encore. De toute façons, le silence intérieur, comme son nom l'indique, est plutôt une expérience de silence radical, de nudité. "Juste ce qui est", comme disent nos amis du Nuage. Mais tout cela même est interprétation. L'expérience reste plus simple. Toujours plus simple. Et plus riche.
En revanche, le ressenti viscéral me semble échapper à cette dichotomie entre les faits et leur interprétation. Pourquoi ? Parce qu'ici, l'expérience porte en elle un sens. Ce ressenti, manifeste à l'orée de n'importe quel mouvement, en particulier lors des choc émotionnels et des élans intenses, est porteur d'une valeur. Bien sûr, l'expérience, ici non plus, ne dit rien. Mais elle murmure. Il ne s'agit pas d'un discours, d'un message divin ou sur l'avenir de l'humanité, etc. Mais il y a quand même un sens, dans l'expérience elle-même. Il y a une intuition signifiante je dirais. Son contenu serait quelque chose comme "je suis tout", ou bien "tout est bien", "je suis un avec tout".
A mon sens, il faut donc revoir le rapport entre sens et expérience. Je suggère qu'il est le même qu'entre ce que le shivaïsme du Cachemire appelle la Lumière (prakâsha, personnifié par Shiva) et son pouvoir d'autoréalisation, de conscience de soi (qui est perception de soi, désir de soi, pensée de soi, etc.), de prise de conscience, que comporte cette Lumière (vimarsha, personnifié par Shakti).
Or, ces deux-là sont inséparables. Et la prise de conscience ou réalisation, qui est sens, valeur et interprétation, est inséparable de la Lumière, de la Manifestation ou de l'Apparaître, qui est de l'ordre, apparemment, du donné. Il n'y a jamais présentation (expérience) sans représentation (sens). Il n'y a jamais Lumière sans prise de conscience, sans jugement, fut-il intuitif et non verbal. Pas de Shiva sans Shakti, sans quoi, dit Outpala Déva, la Lumière, même colorée par les formes, n'en n'aurait nulle conscience et jamais aucune expérience n'aurait lieu. Pas de conscience simple sans un minimum de retour sur soi.
Abhinava Goupta dit par ailleurs que le rapport entre Lumière et Conscience (si l'on traduit ainsi cet intraduisible), le rapport entre Shiva et Shakti donc, est semblable à la relation entre question et réponse. La conscience est sens, intrinsèquement, car elle est question. La Lumière est présentation, manifestation - elle est réponse. Tout est engendré par cette relation entre la conscience et le monde, entre la pensée et l'être. La conscience est conscience de soi. La pensée, c'est l'être qui se pense, qui se questionne. Il y a distinction certes, mais non pas séparation entre deux entités qu'il faudrait ensuite mettre en relation.
Ce rapport est aussi un rapport de reconnaissance. Reconnaître le sens dans l'expérience. Telle est la formule idéale. Reconnaître le sens transcendant, lointain, idéalisé, réputé inaccessible, parfait, dans l'expérience banale, ordinaire, proche, intime. C'est ce que propose la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ). Vois, ressens : "Tu es cela". Ce que tu es vraiment est ce qui est vraiment. L'expérience que tu es, est le sens qui est.
L'expérience est donc, toujours, sens. Et tout sens est expérience car, comme l'admet Harding à la fin de son article, toute expérience, fut-elle enfermée dans un sens factice, comme c'est le cas pour la plupart des humains, reste l'expérience, la Vision, car la Vision est de l'ordre du fait, justement. Elle ne dépend pas des interprétations.
Reste que je suis parfaitement d'accord avec Harding pour pencher en faveur de l'expérience. Le sens, oui, mais à partir de l'expérience. Autrement, on reste dépendant d'une autorité extérieure, en attente d'une confirmation et d'une autorisation d'expérimenter. Les gens suivent souvent un gourou dans l'espoir que celui-ci les autorisera à vivre. C'est ce que l'on appelle l'éveil, la "réalisation spirituelle". En attendant de vivre, en attendant l'expérience, on suis les méandres d'une interprétation coupée de l'expérience (purification, préparation... sans fin) qui interdit l'expérience. Ce qui est une bien triste situation, comme toute forme de minorité ou d'esclavage.
Revenir sans cesse à l'expérience. Sobriété. Diététique du mystique. Non pour rejeter a priori tout discours, mais pour nourrir un discours vivant, original, personnel et, surtout, libre.
très intéressant et inspirant ton article José!
RépondreSupprimerCe le serait encore plus de pouvoir en discuter et partager peut-etre sur internet? Car ce qui est écrit me tient à coeur et je me pose des questions sur ces propos...
Bonjour Arlette, ici David, quoique nous soyons un seul être.
SupprimerC'est un article qui donne un sens à l'expérience !
RépondreSupprimerJ'y sens une ouverture sur l'expérience et peut-être pour en donner un sens faut-il compter sur la grâce qui permet alors d'accéder à une nouvelle dimension de l'être ?
Oui, la grâce qui est la conscience, à la fois créateur et et créature. "Aide-toi et le ciel t'aidera".
Supprimerselon vous david, la Grace est t'Elle inconditionnelle ?
RépondreSupprimerOui.
Supprimerlorsque vous dites david, la vision demande du temps et de la pratique, cela suppose Persévérance et Patience aussi, qui sont des qualitées que tout le monde n'a pas...n'est ce pas ? :)
RépondreSupprimerSans doute, oui. Et des qualités intellectuelles.
SupprimerMerci david :)
RépondreSupprimerbonjour david :)
RépondreSupprimern'y a t'il pas dans la vision sans tete..un acharnement de notre part a forcer en fin de compte notre vraie Nature a se dévoiler..
de toutes façon Elle se dévoilera si Elle le désire..et pour qui Elle le désire..
merci !
Oui, tout est englobé dans la liberté, la résistance à la liberté aussi.
SupprimerMais la vision ne me sembler rien forcer. Je la trouve facile, naturelle, incroyable et libératrice. Mais elle est incroyable :)
c'est encore Elle et toujours Elle..qui décide de toutes façons, nous avons juste a suivre le mouvement de l'instant !
RépondreSupprimerMerci la Vie !