Les philosophies de l'Inde rejettent l'action dans le domaine de l'objectif, du matériel, de l'impersonnel. Pour le Sâmkhya et le Vedânta, l'action ne concerne que l'objet privé de conscience propre, que cet objet soit une matière inerte ou une sorte d'illusion inexplicable. Pour le bouddhisme de même, l'action se réduit à une relation de cause à effet entre des objets qui sont des atomes ou des phénomènes : "Ceci étant, cela apparaît", ce qui d'ailleurs s'apparente plus à une corrélation qu'à une causation.
Du coup, le monde et la vie sont vus comme un genre de fonctionnement impersonnel, sans âme, "aride" (sushka) entre des choses inertes, un peu comme dans une gigantesque partie de billard. Le sujet n'y tient aucune place et le mouvement ainsi que le changement demeurent des mystères, car soit l'on pose qu'une chose apparaît de rien, soit qu'elle est la transformation d'autre chose. Mais comment est-ce possible ?
Et surtout, tout apparaît comme une énorme machinerie (yantra) sans intériorité, sans désir ni élan.
Le scepticisme paraît être l'aboutissement de cette vision, que ce soit dans le Madhyamaka bouddhiste ou dans sa version védântique, chez Shrî Harsha principalement.
Toutes ces pensées qui veulent réduire l'action à des relations impossibles entre des objets inertes, sont des pensées mécanistes et réductionnistes. Le sujet disparaît, éclaté dans les choses, d'où les expressions que l'on entend parfois : non pas "je vois" mais "cela est vu" ou "il est vu que". Non "je m’assois sur la chaise" mais "la chaise est assise [par moi]". Non pas "Je désire" mais "il y a un désir". On le vois, le sujet s'éclipse en faveur de l'objet.
Ce phénomène est du à un dualisme entre la connaissance et l'action. Cette dernière est vue comme séparée de la connaissance, de la cognition, de l'acte de connaître. La forme pure de ce dualisme se rencontre dans le Sâmkhya - une pure conscience immobile (connaissance) face à une pure matière mobile (action). Le but est alors de discriminer entre l'immuable connaissance et l'action éphémère. On peut ensuite se livrer à l'action, sachant que "personne n'agit". L'action est illusion, seule la connaissance est réelle.
Mais la philosophie de la Reconnaissance propose une autre approche. Le scepticisme ne propose, en guise d'explication, qu'une absence d'explication. Il n'est donc pas une philosophie. Les partisans d'une causation de quelque chose à partir de rien congédient, eux aussi, la raison. Quand à ceux qui pensent que l'action consiste en la transformation d'une même chose (le Sâmkhya), ils voient juste. Malheureusement, ils réduisent ce qui se transforme à une matière inerte. Or, une matière inerte ne peut se transformer elle-même sans soulever d'insurmontables contradictions, puisqu'elle est censée être à la fois une et multiple, identique et différente.
En revanche, cela est tout à fait possible pour la conscience. Si l'on admet que l'action est conscience, c'est-à-dire connaissance, alors tout s'explique. De fait, la conscience est capable de se transformer elle-même en autre chose qu'elle-même, sans s'altérer. Tout est fait à la fois d'identité et de différence. Le Madhyamaka fait fond sur cette contradiction apparente pour nous vendre son scepticisme, une sorte de suicide intellectuel. Mais cette contradiction est surmontée et intégrée si tout est conscience, car l'expérience commune nous enseigne que la conscience est parfaitement capable de se manifester comme des choses opposées, sans difficulté. Cela s'appelle imaginer, tout simplement. C'est ce que les enfants font très bien, c'est ce que chacun sait par sa propre expérience. Donc l'action est conscience, car c'est la seule explication valide et parce que c'est notre expérience.
C'est ce que résume ainsi Abhinava Goupta :
paradarśanoktaḥ kāryakāraṇabhāvo jaḍarūpapratiṣṭho na kathaṃcidupapannaḥ , kintu cidrūpa evāntarbahirātmanā prakāśaparamārthenāpi vapuṣā tathābhāsanarūpeṇa vartamānaḥ kālakramam ākṣipan kriyābhidhīyate , tasya pramātureva jñānaśaktivapuṣo dharmastat iti / tasmādaviyuktaṃ jñānaṃ kriyā ca / jñānaṃ vimarśānuprāṇitam , vimarśa eva ca kriyeti / na ca jñānaśaktivihīnasya kriyāyogaḥ iti /
"La relation de cause à effet telle qu'elle est expliquée par les autres philosophies est absolument impossible, car elle se base sur ce qui est inerte et privé de conscience.
En revanche, [selon nous], on appelle "action" la conscience elle-même, qui existe à l'intérieur et à l'extérieur en se projetant selon un ordre temporel sous des formes appropriées qui ne sont, en fait, que Lumière consciente. Elle appartient au sujet qui est connaissance. Connaissance et action sont donc inséparables (aviyukta). La connaissance est animée par la conscience (vimarsha) et l'action est aussi conscience. Et il n'y a pas d'action pour ce qui est privé du pouvoir de connaître." (Vimarshinî, III, 1, 1)
Autrement dit, la séparation ruineuse imaginée par "les autres philosophies" (Sâmkhya, Nyâya, Bouddhisme, Vedânta) entre connaissance et action n'a pas lieu d'être, car 1) La connaissance est une forme subtile d'action et 2) L'action est une forme grossière de connaissance. La distinction entre connaissance et action ne devient problématique que dans une pensée de la substance, qui ferait de l'action un objet ou un système d'objets face à un sujet statique. Mais si l'on reconnaît que l'objet n'est rien d'autre que la manifestation de la conscience qui se manifeste aussi comme objet, c'est-à-dire que la conscience est acte dynamique, et non substance inerte, alors tout s'explique. Et cette hypothèse est confirmée par l'expérience commune.
L'action est donc conscience. Et je suis conscience. Et je peux sentir que je suis l'action - toutes les actions possibles - quand je me plonge dans le ressenti du "premier instant du désir", dans le premier élan de n'importe quel mouvement.
C'est un seul et même acte, une seule et même conscience qui se manifeste sous la forme des sois et des autres, des sujets et des objets, des causes et des effets, des cognitions et des actions, des intérieurs et des extérieurs, des mondes privés et des mondes publiques.
la contemplation est la plus haute forme de l’activité .
RépondreSupprimer