J'en ai traduit une version condensée, excellente introduction à ce livre qui propose une voie complète de libération, et qui a inspiré des gens aussi divers que Swami Prajnanpad et Ramana Maharshi.
Ses points essentiels sont les suivants :
- Le Yoga-Vasistha est une version "védântisée" d'un traité composé au Cachemire vers 950, par un auteur unique ou un groupe homogène, familier de l'idéalisme bouddhique (vijnânavâda) et du shivaïsme du Cachemire (il cite le Vijnâna-Bhairava et les Spanda-kârikâ).
- Le titre de l'original est le Traité sur la délivrance (Mokshopâya, MU), commenté (en 100 000 lignes lignes !) par l'un des derniers grands maîtres du shivaïsme cachemirien, Bhâskara Kantha (seconde moitié du XVIIème siècle).
- Ce Bhâskara a aussi commenté la Méditation sur les Stances pour la reconnaissance de soi comme étant le Seigneur, d'Abhinavagupta, texte principal de l'école de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), fondée par Utpaladeva vers 900.
- Bhâskara a enfin composé un Traité pour le réveil de l'âme (Cittânubodhashâstra) en 10 000 vers, qui propose une synthèse du Mokshopâya et du shivaïsme d'Abhinavagupta. Apparement, personne n'a étudié ni traduit ce texte.
- A partir du XIIème, le MU a subit une vaste entreprise de reécriture visant à l'épurer de toute terminologie bouddhique, et à le rendre conforme à l'orthodoxie brahmanique ainsi qu'à l'Advaita Védânta, notamment à travers l'oeuvre de Vidyâranya.
- Le MU n'enseigne ni l'Advaita Védânta ni le shivaïsme cachemirien, ni l'idéalisme bouddhique, mais bien un non-dualisme original, principalement inspiré par la Bhagavad Gîtâ. Il propose une "sagesse royale", une voie d'éveil dans l'action, compatible avec tous les modes de vie. Cependant, contrairement à la Gîtâ, il n'enseigne guère l'amour divin (bhakti). Il s'inspire aussi de l'enseignement de Gaudapâda et de l'idéalisme bouddhique (yogâcâra).
- C'est donc un texte unique, inclassable, tant par son contenu que par sa forme narrative, comparable aux Milles et une nuits.
- Le MU rejette toute révélation surnaturelle, et ne s'appuie que sur le raisonnement (vicâra).
- Il rejette également la concentration yoguique (samâdhi) au motif qu'elle est éphémère, ainsi que les rituels et leur résultats (siddhi) pour les mêmes raisons.
- Personne ne peut acquérir l'immortalité. Le seul bonheur est celui d'être délivré du cycle des renaissances (samsâra). Pour cela, il faut comprendre que le monde n'est qu'une erreur, un faux-semblant. Rien ne s'est jamais passé (ajâti-vâda).
- Le MU affirme qu'il est lui-même l'enseignement permettant d'arriver à cette compréhension, cet éveil (bodha), à travers des histoires édifiantes et étonnantes.
- Le destin (daiva) n'existe pas. On ne peut compter que sur ses propres efforts (paurusha) pour s'éveiller et se libérer.
- Les dieux (deva) ne sont que des êtres éveillés, "délivrés-vivants" (jîvanmukta) parmis d'autres.
- Dieu (îshvara) n'est qu'un mental parmi d'autres, perdus dans l'espace infini de la conscience. Cet être, nommé Brahmâ ou Shiva, etc., croit qu'il est Dieu, par un concour de circonstances accidentelles (comme un corbeau qui atterrit sur une branche; à ce moment, par pur coïncidence, un fruit tombe, se casse et permet au corbeau de se nourrir; un observateur pourrait croire que l'arbre - ou une quelconque divinité - a "voulu" nourrir le corbeau...). Sur ce point, le MU rejoint le bouddhisme. De plus, il y a un nombre infini d'univers - des "sphères de Brahmâ" - chacune étant rêvée par son "créateur" respectif puis par d'autres consciences individuelles qui rêvent qu'elles y demeurent.
- Il n'y a pas de Providence. L'agencement des choses (sannivesha) n'est pas prémédité, il n'est pas le résultat d'un plan divin ou autre (a-buddhi-pûrvam).
- Il n'y a pas plus de providence divine que de destin, mais seulement du hasard (kâkatâlîyanyâya) et de la nécessité (niyati). La Nécessité ou Nature (praktiti) n'est qu'un désir accidentel de Brahmâ, devenu habitude en se combinnant à d'autres imaginations.
- Mais en fait, il y a des esprits innombrables, et l'univers existe en chacun d'eux.
- Ces "rêves" privés et publiques peuvent interagir.
- Le temps et l'espace sont relatifs. Dans chaque atome du monde, il y a d'innombrables univers (comme dans les sûtra bouddhistes Vimalakîrti et Gandavyûha), de même qu'un oeil ou un miroir peuvent refléter des montagnes et des océans.
- Il n'y a pas de processus de réincarnation fixé selon des "lois de la nature". On peut renaître sans passer par la naissance, apparaître d'un coup avec un corps adulte et croire que l'on a un passé, etc. La mémoire est une illusion.
- Le "délivré-vivant" vit et a encore un mental (citta), mais il est pure égalité (sattva=sattâsâmânya). Il a encore des habitudes (vâsanâ), mais elles sont pures, spontanées et au gré des circonstances (le délivré peut tuer ou être un démon). Il est persuadé que rien n'existe, ni lui ni rien d'autre.
- Rien n'a de substance. Les choses sont sans solidité (ghanatâ), comme un arc-en-ciel.
- Le monde n'a pas de cause. Il apparaît "comme des lumières irrisées spontanément présentes lors de la rencontre de la lumière du soleil avec un cristal" (sphatikâ-anshu-vat). C'est la nature de la conscience que d'apparaître (bhâna-shakti).
- Le monde n'est ni réel ni irréel, de même que l'espace de la conscience, mais dans un sens différent.
- Il n'y a pas de centre absolu. On est délivré lorsqu'on s'est affranchi de toute référence (âshraya).
-Chaque expérience est une manière pour l'absolu (brahman) de se connaître lui-même. On peut - provisoirement et pour les besoins de la communication (vyavahâra) - distinguer un côté "sujet", la conscience totale (mahâcit) et un pôle "objet", l'être total (mahâsattâ).
- Tous les mots (monde, conscience, absolu, mental...) sont synonymes. Ils se ramènent tous à l'absolu, qui est simplement conscience (cinmâtra).
- Le MU distingue l'idée que "tout est mental" (citta-mâtra), qui ne mène pas à la délivrance, de celle que "tout est conscience" (cit-mâtra) qui, elle, est libératrice.
- Rien ne se passe.
Cet enseignement, complet et très cohérent, propose une voie autonome, sans gourou ni croyances ésotériques. Il pointe une transcendance, un éveil, mais sans croire à un Dieu providentiel. La conscience est Dieu et elle joue en créant spontanément, sans dessein, dans l'instant.
En revanche, le Yoga-vâsishta ignore ou même rejette la dimension affective : le ressenti viscéral, la vibration, et donc la bhakti. Cependant, il n'est pas incompatible avec la bhakti. C'est d'ailleurs ce que Bâskara a cherché à montrer. Au final, c'est un trésor de sagesse passionnant, actuel et incroyablement profond. Voilà pourquoi j'en ai proposé une traduction.
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