D’où viennent les mots ?
D'où provient cette profusion, si à l'origine il n'y a que l'Un ?
D'où vient la dualité s'il n'y a qu'unité ?
L'origine du langage est, aussi bien, l'origine du Multiple à partir de l'Un.
Abhinava Goupta répond, dans son libre commentaire (Vârttika) au Tantra de la Guirlande de Victoire (Mâlinî-vijaya), que Shiva n'est pas simplement Lumière. Il est aussi conscience et donc, pensée. "Être, c'est être perçu", pensé, désiré et jugé. Dans les quelques centaines de vers qui suivent cette déclaration, Abhinava Goupta va s'efforcer de montrer comment tout discours s'enracine dans la connaissance que Shiva a de lui-même, et comment ces enseignements apparemment contradictoires ne sont que différentes manières pour l'Être de se connaître, de se désirer et de jouer avec lui-même.
Grâce à cette compréhension, on évite à la fois le sectarisme et le relativisme dogmatique. Même les pensées et les expériences profanes deviennent autant d'aides sur la voie : "Pour les êtres fortunés, l'inclination à la jouissance elle-même sert à atteindre le Bien Souverain, si elle est infusée par la conviction que 'telle est l'inclination de la Conscience elle-même' " (MSV, I, 45). 'L'inclination de la Conscience', c'est la vie quotidienne, mais c'est aussi le 'flot des traités', des tantras et autres discours, car toutes ces paroles et expériences s'épanchent également de Shiva, ou plus exactement de l'émerveillement sans cesse renouvelé qu'il éprouve à prendre conscience du mystère qu'il est.
Ainsi, les différentes sortes de vision du monde qui "sortent" des Cinq Faces de Shiva sont l'équivalent sacré des différentes modalités de la conscience profane. Ces différentes prises de conscience forment une gamme continue de notes et de climats subjectifs : "Moi, Tchaitra, je vois cette cruche, et non un vêtement"; "Mais lui, il en voit un"; "Ce vêtement ne perçoit rien"; "Je percevrais, puis je ne percevrais plus"; "Parfois je connais, parfois non"; "Maintenant, je connais"; "Je connais en partie, en totalité"; "Je connais tout"; "Je ne connais rien"; "Je ne suis pas un objet"; "En vérité, je n'existe pas"; "Je suis toujours toutes choses"; Je suis un, je suis l'univers, comment pourrait-il être distinct de moi ?"; "J'apparais de toutes ces manières"..." (MSV, I, 71-74)
Autrement dit, "la dualité n'est pas totalement absente de cette non-dualité (que nous professons)" (MSV, I, 108ab). Le problème, en effet, ce n'est pas la dualité en elle-même, mais seulement la croyance en une dualité morale : "La certitude qu'il y a du pur et de l'impur et autres (dualités morales) naît de la peur du (samsâra)..." (MSV, I, 110ab) La dualité morale provient donc le la peur - infondée - que suscite en nous le spectacle de la dualité phénoménale. Comme dira Nietzsche plus tard et ailleurs : "Il n'y a pas de phénomène moral, il n'y a que des interprétations morales des phénomènes".
Quand à la non-dualité, il n'y a pas de pratique pour s'y "établir" : "Il n'y a pas d'exercice (abhyâsa) pour pénétrer et demeurer en Shiva omniprésent qui est sans dualité, car ("pénétrer" et "demeurer") sont des notions qui n'ont de sens que dans la dualité... Par conséquent, tous les efforts accomplis par les maîtres et les disciples ne servent qu'à ôter cette crainte provoquée par la dualité qu'ils imaginent." (MSV, I, 112cd-113cd). Bref, "il faut seulement se libérer de toute crainte" (MSV, I, 117) après avoir admis l'existence de la dualité à l'intérieur de la non-dualité, comme autant de reflets dans l'orbe d'un excellent miroir. Car exclure la dualité est parfaitement vain : "Même en se persuadant toute notre vie que (la dualité n'existe pas), il est impossible de rester indifférent face à elle..." (MSV, I, 115).
La seule solution consiste donc à accepter, avec tout notre être, que tout, absolument tout, est intégré dans le miroir sans taches de la Lumière indivise.
"La dualité n'est pas impossible dans la non-dualité. Car la non-dualité suprême (n'est pas l'absence pure et simple de dualité). Elle s'impose lorsqu'il n'y a ni acceptation ni rejet de la dualité." (MSV, I, 123)
Voilà pourquoi Abhinava Goupta insiste tant sur la présence des phonèmes - germes de toute pensée - dans la pure conscience elle-même.