vendredi 30 août 2019

Le mystère de la communion de coeur à coeur

Shaktipatte, shaktitruffe : rien que de très naturel...


Nous avons tous fait l'expérience forte d'une communion en silence avec d'autres personnes. Comme si, dans cette nudité intérieure, quelque chose se transmettait. A mon sens, cette expérience est très riche : elle enveloppe, à sa manière, la totalité de la vie intérieur, les questions du rapport à l'autre, au collectif, à la politique, à notre bon sens, à notre liberté.

Certains en font une voie spirituelle à part entière, voire la seule voie qui vaille vraiment. Et aujourd'hui, il est courant d'entendre que tel ou tel "être réalisé" ou "éveillé" est doué du pouvoir de transmettre l'éveil, la grâce, un courant d'énergie qui fait tout le travail. Il n'y a qu'à rester passif, vaguement confiant, et ça se fait tout seul, comme une bougie allumée au contact d'une autre.

Pourtant, les traditions non-duelles affirment et démontrent de façon convaincante que la conscience elle-même ne peut être transmise, car elle n'est pas une chose, physique ou subtile. En effet, la conscience est par définition le sujet et non un objet. Elle est "cela qui manifeste" : elle n'est pas "ce qui est manifesté". Elle ne peut être objectivée. Et tout ce qui peut être objectivé n'est pas la conscience et n'est donc pas l'essentiel. La conscience est comme l'espace : l'espace, étant... espace, est partout. Il ne peut donc être transmis d'un lieu à un autre. 

Quand au shivaïsme du Cachemire, il affirme les deux. Comment expliquer cette contradiction ? La conscience ne peut se transmettre et pourtant, le shivaïsme du Cachemire considère que la grâce est une énergie qui peut se transmettre d'un corps à un autre. Aujourd'hui, cette croyance est devenue courante. On trouve partout sur Internet des séances de transmission d'énergie spirituelle.

Je vais d'abord d'abord essayer de donner la réponse du shivaïsme du Cachemire avant de proposer la mienne. 

Selon le shivaïsme du Cachemire, la conscience n'est pas une chose. 
Et il n'y en a qu'une, qui se manifeste en une myriade de personnalités, de corps et d'univers. Vous qui lisez ces lignes, vous êtes moi, moi que je suis vraiment. Tout ce qui nous différencie est en effet de l'ordre du "ceci" objectif : le corps, les sensations, les pensées. Les contenus sont différents, le contenu est identique, comme tous les corps sont contenus en un seul et même espace. 
Cependant, l'éveil de la conscience n'est pas la conscience elle-même. Tout est conscience, mais tout n'est pas conscience éveillée. La conscience est en effet libre, libre de se manifester à sa guise, gratuitement et par jeu, comme inconscience, comme conscience identifiée à ceci ou à cela. Eveillée en tel corps, endormie en tel autre. Le pouvoir de s'éveiller ou de se réveiller est donc l'un des pouvoirs (shakti) de la conscience. Voilà pourquoi la conscience peut jouer à s'endormir ou à se réveiller simultanément, mais en des personnes différentes. 
Or, le monde entier est fait de ces pouvoirs de la conscience. Et le corps aussi. Et le mental. Par conséquent, la conscience est libre de se réveiller dans le corps ou dans le mental. Par le souffle, le toucher, la pensée ou la vue. Et donc tout est possible. La conscience elle-même n'est pas transmise, certes. Mais d'un corps à un autre, une énergie se transmet qui, dans tel corps, va inciter au réveil de la conscience. C'est un jeu, absolument libre. La conscience joue à se soumettre au lois de la nature qui ne sont que ses libres décrets. Mais la conscience n'est pas, à strictement parler, transmise. Seule une énergie particulière est transmise, énergie qui, indirectement, va contribuer au réveil de la conscience, parce que tout cela n'est que son libre jeu. La transmission se passe donc au niveau des objets, qui sont les visages, les masques assumés par la conscience. 
Autre argument traditionnel : la conscience est absolument libre, elle ne dépend de rien. Elle est donc libre de contredire sa nature de conscience non-objectivable et de faire "comme si" elle était une énergie comparable à l'électricité (l'électricité est la métaphore favorite des gourous qui prétendent transmettre cette énergie). Car l'énergie, après tout, c'est simplement du mouvement. Ce mouvement réveille la conscience qui joue à s'assoupir. 
Enfin, il faut préciser une différence notable entre le shivaïsme du Cachemire, tradition ancienne, et les partisans de la transmission d'énergie depuis le XXe siècle : dans les traditions anciennes, les choses sont beaucoup plus nuancées. On distingue entre anugraha (la grâce), shakti-pâta ("coup de grâce", terme très général), rudra-shakti (la grâce qui se manifeste physiquement), dîkshâ (l'initiation rituelle), âvesha (la pénétration du gourou et/ou de Shiva dans le corps du disciple), vedha (la "percée", la transmutation alchimique), kundalinî (terme très général à l'origine), mantra-uccâra (énoncer le Mantra en suivant son élévation le long du canal central), samkrama (transmission d'énergie), âgama (transmission des enseignements), bodha (l'éveil), etc. Toute cette richesse disparaît avec la vulgarisation de l'idée d'éveil de la Koundalinî par un gourou, principalement dans le système inventé par Vishnou Tîrtha dont le livre Devâtma Shakti L'Energie divine (1962 pour la version anglaise), fut la source d'inspiration majeur pour Swâmî Mouktânanda, lequel popularisa la "shaktipat intensive" dans le monde. En gros, vous êtes assis, le gourou vous touche ou vous effleure d'une plume, et votre conscience s'éveille, ce qui se manifeste par des gestes, des mots, des larmes, etc. spontanés. 
Autre différence importante avec le shivaïsme tantrique ancien en général : le gourou n'est pas la source de l'énergie qu'il transmet. Shiva est la source. Shakti-pâta est un diminutif de Shiva-shakti-pâta. Le gourou n'est qu'un canal. Et dans le shivaïsme initiatique commun (le Siddhânta), on ne lui demande même pas d'avoir du charisme. Il suffit de respecter à la lettre le rituel, et ça marche. En revanche, cette idée d'un pouvoir mystérieux du gourou lui-même, apparaît dans la tradition du Koula. Cette dernière, à travers le Kula-arnava Tantra, est la source principale d'inspiration de Vishnou Tîrtha. Et cette tendance à donner de l'importance au gourou comme source de l'énergie va grandir au cours des siècles, jusqu'à culminer aujourd'hui, où l'énergie transmise par le gourou tient lieu d'initiation. 
Il y a clairement un mouvement global de simplification. La gnose et le yoga, ainsi que les rituels, tendent à disparaître au profit d'une initiation de masse, à distance, dépourvue de paroles comme de contact intime. Cependant, cette idée d'une transmission directe d'énergie spirituelle par le gourou provient bel et bien de la tradition du Koula, cela ne fait plus aucun doute.

Voici maintenant ma réponse :

Quand on s'assoit ensemble dans le silence, il se passe des choses. Tout le monde ou presque le constate. 
Mais il y a deux interprétations extrêmes : d'un côté, les partisans du Vedânta orthodoxe ne voient en cette expérience qu'une belle illusion, sans rapport directe avec l'éveil spirituel, car cette expérience passe ; 
et à l'autre bout, ceux qui ne jurent que par le gourou, décrit sans pudeur comme une sorte de dealer. Swâmî Vishnou Tîrtha décrivait lui-même les séances de Shaktipat comme des "injections" d'énergie électro-divine. 

Il me semble que ces deux extrêmes forment un faux dilemme typique, en ce sens qu'elles nous font croire que nous n'avons le choix qu'entre ces deux réponses. Or, je crois que vous le pressentez, aucune de ces deux positions n'est vraiment la bonne. Adopter la posture intellectualiste du Vedânta, c'est nier une expérience universelle. Mais adopter la posture gourouïste, c'est nier d'autres aspects de l'expérience, à savoir que ces expériences de communion peuvent très bien se produire sans gourou.
La vérité se situe probablement quelque part entre les deux.

Je sens une intensité particulière quand je suis en silence (intérieur, mental) en présence d'une autre personne établie dans ce même silence, ou du moins tournée vers ce même silence. Si l'on me dit et m'assène que cette personne est spéciale, surtout si je subis une pression de groupe, alors mon expérience sera peut-être encore plus intense. Mais c'est de la persuasion, par l'expérience brute. Mon expérience, c'est que l'expérience est plus intense avec n'importe qui, du moment que cette personne et moi sommes en communion, dans ce silence intérieur. Après, cette personne peut être une sainte, une secrétaire de mairie, un chat, un youka ou une colline. Cela ne change rien. Dans tous les cas, si je "sens" le silence en l'autre, il y a comme une mise en résonance, une sympathie qui démultiplie l'expérience, sauf si j'ai plus ou moins consciemment décidé de me persuader que j'avais affaire à la source exclusive d'une énergie électrique spéciale. Ni plus, ni moins. 
Gourou, saint, être réalisé, etc. tout cela est de l'ordre de la croyance, de l'auto-hypnose. La preuve en est que ça marche fort bien avec des "gourous" parfaitement factices. Vous prenez n'importe quel personne, présentée et marquetée efficacement, ça fera aussi bien l'affaire. Ça marche même avec des gens qui n'ont rien à voir, a priori, avec la spiritualité, comme Cloclo ou Elvis. C'est de l'auto-persuasion. Et ça marche aussi sans personne du tout, comme quand une assemblée invoque le Saint-Esprit. 

Donc oui, il se passe quelque chose quand nous sommes plusieurs dans le silence intérieur.
Il se passe aussi quelque chose quand je suis en silence avec une personne en qui je crois, qui va m'inspirer, me donner confiance. Cela peut être très puissant, c'est incontestable. Mais le problème, c'est quand j'en viens à croire, en plus, que cette personne est la source de l'expérience. Parce qu'alors, je deviens dépendant de cette personne. Je ne suis plus dans un mouvement de libération. L'expérience, qui est une expérience de liberté, devient une forme d'aliénation, source d'addiction. L'expérience de la liberté devient prisonnière d'un système de croyances.

Et surtout, il se passe toujours quelque chose quand je suis en silence intérieur, que ce soit avec tel gourou ou juste sur ma terrasse ou sur un quai de métro. Voilà pourquoi le silence est libérateur : il ne dépend pas des circonstances et sa vertu propre me rend de plus en plus indépendant des circonstances. 
Au final, je me méfie des pseudo-théories sur la transmission d'énergie qui ne sont que des poncifs religieux qui ne disent pas leur nom.
Il se passe quelque chose quand nous sommes ensemble en silence. Communier dans ce mystère. Ça me suffit. Les hypothèses électro-quantiques, je les trouve niaises, pour tout dire, presque des insultes à la beauté et à la puissance de l'expérience. C'est un mystère. Une communion contagion. Sa beauté vient de son côté sauvage. Et c'est très bien ainsi. Si on en fait un produit à l'image de l'électricité, on tue le mystère et on se retrouve avec la misère.

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