La voie de la négation a ses tentations.
Mais plusieurs fois déjà, j'ai évoqué ses limites.
Son défaut principal est d'enfermer dans une sorte de rhétorique purement verbale, qui ne touche en rien l'âme ni le corps. Comprenez bien : la négation est un geste parfois salutaire ("paf ! paf !" comme disait Stephen Jourdain), mais il dérive vite et facilement vers un intellectualisme stérile.
Prenons l'exemple du platonisme. Platon, dans son Parménide, a déjà nié tout ce qu'il est possible de nier de l'absolu. Tout est déjà dit dès le début, sur un plan purement abstrait toutefois. A la fin du platonisme païen, douze siècles plus tard, on retrouve les mêmes discours chez un Damascios au VIè siècle :
"Mais la négation (appliquée à l'Un) est un certain discours et ce qu'on nie est bien une réalité. Or, lui n'est rien. Il ne peut donc même pas être nié, ni d'une manière générale être énoncé, ni être l'objet d'une connaissance quelconque (fut-elle "négative" ou "par inconnaissance"), si bien qu'il n'est même plus possible d'énoncer la négation." (Des premiers principes, trad. Galpérine, p. 167)
Le christianisme a intégré cet "apophatisme" à travers la figure fictive de saint Denys. Pareil pour le judaïsme et l'islam.
Mais tout cela ne mène qu'à un certain vide qui est un concept, une construction mentale élaborée par exclusion du "non-vide". Le rien est aussi un concept forgé par exclusion du "quelque chose" ou du "tout". Car exclure, rejeter une chose en posant son opposé, c'est l'acte même qui définit le concept (vikalpa en sanskrit). Cela peut être aussi bien être une émotion ou une perception. La perception de "cette tasse" est aussi un concept, car elle résulte d'une exclusion - de l'exclusion de tout ce que je perçois et qui n'est pas cette tasse. Même le Moi qui dit "je vois cette tasse" est un concept, car il est engendré par l'exclusion de toute ce qui n'est pas le corps propre (la main qui tient cette tasse, par exemple). Et on peut retourner la chose dans tous les sens, nier autant que l'on voudra, on se retrouvera toujours avec un concept à la fin. C'est comme le sparadrap du capitaine Haddock.
Si donc je me contente de dire "je ne suis pas ceci, je ne suis pas cela", je n'arriverai qu'à une construction mentale.
Remarquez en outre que ce concept ("rien", "vide", "non", "inconnaissance") n'a rien de spécial, en réalité, car l'exclusion/négation est le geste au coeur de n'importe quel concept !
Et du point de vue de l'expérience, l'état de sommeil profond est aussi cette exclusion, ce rien radical. Le sommeil profond est la plus extrême négation à laquelle il est possible de parvenir. Mais il reste une construction mentale, car il se pose en s'opposant à l'état de veille. A mon sens, c'est là une expérience très profonde, mais à certaines conditions seulement, que la voie purement négative ne remplit pas justement. Le "rien" et l'expérience du sommeil profond sont des concepts à l'état pur, nus et simples. Mais ce sont des concepts, des constructions relatives. Le sparadrap voyage, mais il reste collé.
Tout cela reste stérile, tant qu'il n'y a pas retournement, conversion, révolution, voire même révolte, au sens littéral. Car dans toutes ces négations, l'attention reste tournée vers les choses. Et le "rien" est encore quelque chose. Et ôter les choses ne permet pas de voir Cela qui Voit. Autrement, l'expérience du sommeil profond serait automatiquement libératrice, ce qui n'est manifestement pas le cas. Il y faut, en plus de cette négation, ou à sa place, que la conscience qui nie se retourne vers elle-même. Là se vit le silence véritable, ce qui n'est pas un concept, au-delà du mental.
Mais la "conscience" n'est-elle pas un concept ?
Rappelez-vous la définition d'un concept. Un concept, c'est un truc fabriqué en excluant ceci cela, comme une statue qu'on fait apparaître dans un bloc de pierre en enlevant de la pierre.
Pour répondre à la question "la conscience n'est-elle pas, elle aussi, un concept ?", il faut donc se demander si l'on peut exclure la conscience. Un peu comme ce satané sparadrap, mais en un sens tout différent : est-ce que je peux me débarrasser de la conscience ?
Je peux certes nier les contenus de l'expérience ; mais l'expérience elle-même ? La pure lumière qu'est la manifestation ?
Je peux faire n'importe quelle expérience et nier son contenu. Je peux avoir conscience de n'importe quoi, et rejeter ou éliminer ce dont j'ai conscience. Reste la conscience. Impossible à exclure. Pourquoi ? Parce qu'exclure, c'est encore un acte de conscience. Même la "conscience de l'inconscience dans le sommeil profond" est encore un acte de conscience : "je 'avais conscience de rien !" C'est enfantin. Mais c'est suffisant.
La conscience n'est donc pas un concept. Ce qui n'est pas un concept, c'est ce qui est, mais qui ne peut jamais être exclu. Or jamais la conscience ne peut être exclue, car quand il y a quelque chose, il y a toujours conscience et, quand la conscience semble disparaître, les choses disparaissent. Donc la conscience ne peut être exclue. Donc la conscience n'est pas un concept.
C'est comme l'espace. On peut vider l'espace de son contenu. Mais on ne peut ôter l'espace lui-même car, dans la perception d'un espace vide, il reste l'espace (en fait, il reste le corps propre, mais ici cette approximation suffira).
Ce qui ne peut être exclu, détruit. Ce qui ne peut être absent, mais par qui il y a de la présence et de l'absence. C'est cela qui est "rien", car cela ne se réduit à rien. C'est cela qui est "vide", car cela ne peut être délimité. C'est cela l'inconnaissance, car ça n'est pas la connaissance de quelque chose, mais connaissance de la connaissance même, comme une lampe qui s'illumine elle-même en étant simplement ce qu'elle est, sans effort.
La négation peut être utile, mais pas indispensable. Je peux nier ceci cela pour ensuite me retourner, m'éveiller. C'est le sens sens des fameuses formules "Non pas cela qui est vu, mais cela par quoi c'est vu ; non ce qui est pensé, mais cela par quoi c'est pensé..." "Non ce qui est pensé" est le moment de la négation. "... mais cela par quoi c'est pensé" est le moment du retournement.
Cependant, on peut aller directement au retournement, sans passer par la case "négation". La négation risque de nous enfermer dans le concept. Mais après l'éveil, après le retournement de la Lumière consciente sur elle-même, la pratique de la négation redevient salutaire ; elle opère comme un rappel. Mais ce rappel ne fait sens qu'il s'il y a déjà eu reconnaissance. Sinon, on reste dans les concepts, comme dans le sommeil profond.
Se retourner, plonger en soi.
Quoi de plus simple ?
Pas d'erreur possible. Pas de doute. Direct. Intime. Privé. Praticable partout, toujours.
C'est cela, l'éveil. Ce retournement nu, ce silence savoureux, vif, abyssal, immédiat.
Vie fraîche, jaillissement sans cesse renouvelé, limpide, net. En elle toutes les négations sont là. Mais elle n'est pas factice. Elle n'est pas construite. Elle n'exclut rien ; rien ne peut l'exclure, comme l'espace. Facile, léger, étonnant, éclatant, intense, vide aussi, intense parce que vide.
Bref.
Simple.
Simple, sans pli. Compliqué, avec pli.
RépondreSupprimerHeureux les simples d’esprit ».
La voie directe?