jeudi 16 janvier 2020

A quoi ressemblait le Cachemire d'Abhinava Goupta ?

Sadhu lost in smoke, Kashmir, India

A quoi ressemblait le Cachemire d'Abhinava Goupta ? Êtait-ce une vallée d'ermites et de yogis où chaque être resplendissait de sagesse et de décence ?
Selon Kshémendra, disciple d'Abhinava, le Cachemire n'était pas un paradis de vertu, loin de là !
Ce satiriste dresse des séries de portraits sans concession (comme on dit), dans lesquelles le tantrisme est omniprésent, et rarement pour le meilleur... Que ce soient les femmes (bourgeoise, prostituée, intrigante) ou les hommes (fonctionnaires, astrologue, médecin âyurvédique, ascètes, obsédés de pureté, gourous), nul ne semble échapper à la critique.

Ses versets sont plein de double sens.
Pour en donner juste une idée, voici le premier de sa Guirlande de bouffonneries (Narma-mâlâ) :

 yena svecchayâ idam sarvam mâyayâ mohitam jagat /
sa jayati ajitah shrîman kâyasthah parameshvarah //

A première vue, c'est un hommage adressé à Shiva, le Seigneur suprême (parameshvara) :

"Gloire à l'invincible Seigneur suprême,
sublime, présent dans le corps,
à lui qui selon son désir et par sa magie
plonge ce monde tout entier dans la confusion !"

Cela semble spirituel, tantrique et on reconnaît la phraséologie typique du shivaïsme du Cachemire : svecchayâ "selon son désir", etc.

Mais une autre lecture est possible et voulue : le kâya-sthah est le fonctionnaire, héros de la tragi-comédie décrite ici. Il est le chef de la mafia, son "parrain" (parameshvara), c'est-à-dire à la tête de son réseau de fonctionnaires corrompus. Selon ses désirs, il trompe tous le monde et il semble gagner à tous les coups... :

"Il gagne, invaincu, le parrain des fonctionnaires, qui selon son désir et son art de la tromperie, égare tous le monde !"

Voilà ce que, en poésie sanskrit, on appelle un double-sens (shlesha) ! 
C'est aussi un bel exemple de reconnaissance (pratyabhijnâ), terme important qui, en sanskrit, ne désigne pas tant un retour à la connaissance, qu'un acte de connaissance qui consiste à rapprocher une expérience quotidienne, d'un idéal transcendant. C'est bien ce que Kshémendra fait dans ce verset, mais la réalité quotidienne dans laquelle il reconnait le divin n'est pas celle que l'on attendait. C'est un monde de misère humaine, de corruption morale, d'obscurantisme et de vénalité. Kshémendra est bien loin de la "pensée positive" et du spirituellement correct. 
Si, par ailleurs, il s'avère qu'il est Kshéma Râdja, le cousin et disciple tantrique d'Abhinava, alors cela voudrait dire qu'un personnage aussi important que lui a pu s'éloigner du tantrisme, car Kshémendra nous dit qu'il s'est rapproché, après avoir reçu l'enseignement d'Abhinava, du vishnouïsme à travers un certain Soma. Et son oeuvre littéraire témoigne d'un regard acerbe et désabusé.

Quoiqu'il en soit, nous voyons que ce verset d'hommage est aussi une sorte de satire de la Reconnaissance (pratyabhijnâ) : à quoi bon reconnaître une vérité si pure dans une réalité si décevante ? N'est-ce pas risible ? Tel semble être le massage du satiriste.

Par ailleurs, en nous dressant un tableau lucide du Cachemire de l'Âge d'or, il nous apprend que l'herbe n'est pas toujours plus verte ailleurs. Le pouvoir corrompt. Toujours et partout, la justice ne tient qu'à un fil. Cela n'entame pas la crédibilité du shivaïsme du Cachemire, car ce dernier n'est jamais l'objet de la critique explicite de Kshémendra. Mais cela montre que l'on peut et que l'on doit, même si l'on a une vie intérieure, se préoccuper de la vie morale et politique.

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