Nous mentons. Plus ou moins. Plus ou moins souvent.
En ce sens, nous sommes tous des menteurs.
La doctrine postmoderne de la postvérité, servante de la marchandisation du monde, alimente cette tendance naturelle. Il n'y a plus de vérité, plus de réalité, tout est relatif, à chacun sa vérité, tout se vaut. Les coachs, thérapeutes et autres bonimenteurs parlent désormais comme Trump (à moins que ce soit l'inverse !) : "C'est vrai parce que je sens que c'est vrai." La discipline de l'administration de la preuve a disparue, bel et bien. Si vous insistez, on va vous traiter de "facho" ou de "nazi", au choix. Ou alors d'Occidental, d'intellectuel... Une version plus charitable consistera à vous taxer gentiment ("en conscience et avec le cœur") d'érudit, une version obsolète de Google.
Certes une dose de mensonge est nécessaire entre nous : c'est la politesse. Si le mensonge est si présent, c'est qu'il a été, en un sens "sélectionné par l'évolution" :
Or, le monde de la spiritualité n'y échappe pas.
Cependant, il y a mentir et mentir. Mentir a minima et mentir par philosophie.
Or dans les milieux dits spirituels, nous avons affaire au mensonge caractérisé, délibéré, cultivé, justifié même.
Le monde n'est-il pas illusion ? "Mensonge" ? Mais comment peut-il y avoir mensonge s'il n'y a pas de vérité ? Comment peut-il y avoir mensonge si "personne ne pense" ? Si la "pensée est votre ennemie" ? Si l'on ne reste que dans le "ressenti" ?
De plus, "il ne faut pas juger". Tout effort critique est systématiquement découragé. C'est l'axe de la spiritualité contemporaine : arrêter de penser, ne plus penser. Le suicide intellectuel serait la clé de l'accomplissement. Dès lors, l'intellect est l'ennemi. Affirmation facile à vérifier. Prenez n'importe quel spirituel, écoutez une assertion spirituelle, et demandez-lui une preuve. Systématiquement, votre interlocuteur disqualifiera l'intellect. C'est le postulat de base de la philosophie New Age anti-philosophique.
Evidemment, tout cela est intéressé. Car les discours spirituels contemporains sont des discours de séduction et non des discours de vérité. Des discours de persuasion, de vente, de manipulation. Vous avez déjà entendu un commercial encourager la pensée critique ?
La chose est simple : il y a, en effet, dans une partie de la spiritualité orientale, une critique de la pensée critique. Et le mercantilisme triomphant a repris cette critique de la critique ("penser moins pour sentir plus", etc.) comme tactique de vente. Quoi de mieux qu'une clientèle qui ne pense pas, ou plus ? Quel vendeur ne rêve pas de hordes de consommateurs qui "sentent" sans jamais critiquer ?
La condamnation de l'intellect ou sa relégation au statut de simple "outil", pilier de presque toute la spiritualité contemporaine, est un "outil" commercial. Une astuce aussi simple que puissante. "Aie confiance !"
D'autant que le client est complice. Comme le rappelle Jordan Belfort, le "loup de Wall Street", il n'y pas d'arnaque possible si la victime n'est pas cupide. C'est le désir de la victime de devenir riche très vite et sans scrupules qui sert de levier à l'escroc. De même, pas de coach immoral sans gogo immoral. Le désir de puissance, de jouissance sans limite et à n'importe quel prix (dans tous les sens du terme), de supériorité, que ce soit par l'éveil, la pureté, le "niveau vibratoire" ou je-ne-sais-quelle expérience "extraordinaire" digne d'être balancée au premier venu, le besoin de se distinguer, de trouver des substituts au père, à la mère, à l'ami, à l'amant, font les beaux jours des escrocs. Si on triche avec moi, c'est que, quelque part, je veux tricher avec les autres, avec la vie, avec la raison.
D'où un rejet unanime de l'intellect, principal obstacle à la prospérité du marché du bonheur immédiat. De ce point de vue, je ne vois pas de différence entre Intermarché, Leclerc, Naturalia, Monsanto, Mac Do, Blackrock et le yoga ou le "Tantra" ou les innombrables thérapies de la mutation vibratoire reprogrammatoire et foutratoire.
On a simplement remplacé le dogmatisme par le relativisme. Mais l'effet est le même : si toute les vérités se valent, à quoi bon chercher la vérité ? à quoi bon dialoguer ? D'où les pseudo partages que l'on voit partout : "Selon moi, de mon point de vue, en ce qui me concerne, personnellement"... Fausse modestie, vrai narcissisme. Chacun est tyran en sa bulle, en son échoppe où il tente d'alpaguer le chaland. Le seul langage universel est désormais celui du commerce. Mais comme toute vérité est relative à moi, pourquoi remettrai-je en question mes assertions ? Le relativisme universel est une variante du dogmatisme : ces deux postures reviennent à rejeter l'examen rationnel, le logos qui permet le dialogue. Le dialogue devient impossible, les seuls formes de rapports entre individus étant désormais des rapports de séduction, de pur ressenti, d'apparence, de sensation, d'impression, ou d'énergie, comme disent les spirituels.
A cet égard, la distinction entre spiritualité et religion est une illusion au service du Marché. Allez-donc questionner, en bonne et due forme, n'importe quel coach ou thérapeute, face à ses clients. La réaction sera toujours la même : "Arrêtez de poser des questions !" "Ayez confiance !" Bref, la bonne vieille foi. L'emballage a changé, le concept est le même. Le catéchisme a changé d'apparence, mais sa logique reste impérative.
Dans le domaine du shivaïsme du Cachemire, la plupart des gens qui s'en réclament sont d'anciens commerçants ou des romanciers. Des professionnels de la séduction. Ils reprennent leur techniques de vente et, quelques soient l'affabulation, l'imposture, le mensonge, ça passe. Rien à voir avec le shivaïsme ni avec le Cachemire, c'est du bon New Age bien comme il faut, mais ça marche comme sur des roulettes. Pourquoi ? Parce leurs clients s'en fichent. C'est comme chez Carrefour ou Casino : l'important, c'est le sucré, le salé, le gras. Les coulisses ? Les implications ? Non, mais quels rabats-joie ! Laissez-nous jouir ! Laisser-nous jouer !
Les gens rêvent parce qu'ils veulent rêver. Un jour, un type qui fréquentait les cercles raëliens me confia qu'il savait bien que les extraterrestres de Raël n'existaient pas et que Raël était un affabulateur. Mais il le faisait rêver ! Et puis, c'était un groupe de rencontre. Comme le Tantra. La plupart des gens se doutent bien que c'est plus ou moins bidon, que c'est de "l'authentique" factice, du "produit local" fait en Chine. Mais c'est moins pire que de galérer sur Meetic. Surtout pour un homme.
Voilà la spiritualité contemporaine : une rencontre entre le commercial pragmatique et le religieux dogmatique.
Un exemple ? Bentinho Massaro, 388 000 abonnés, des stages à 10 000 euros, Las Vegas, etc. Ou quand Jordan Belfort fait un enfant à Ramana Maharshi. Admirez la beauté de la bête - et il a parfaitement intégré la rhétorique d'un Nisargadatta ("prior to consciousness...") :
Allez-donc voir ses pages FB. Un vrai festival. L'avant-garde, je vous dit. Mais l'avant-garde de tout le monde, dans le milieu. C'est seulement par manque de courage que je ne prends pas d'exemple en France. Je sais bien que si je vise un "Américain", je subirai moins de retours de flamme.
Car moi aussi je mens. A un moindre degré, certes, je fais partie de ce vaste mouvement de marchandisation universel qui, du reste, n'est pas une totale nouveauté. En Inde, en Chine, les escrocs spirituels ont toujours pullulés, aux dires de ceux qui les ont dénoncé. Seulement, certaines innovations technologique et l'idéologie postmoderne leur ont désormais ouvert une carrière sans précédent.
Mais du moins, je me questionne. Tout cela est-il juste ? Une partie de moi aimerais pouvoir faire taire la voix de la conscience, organiser des séminaires sur yacht aux Bahamas (avec la clim, merci), être plein aux as, avoir 100 000 moutons sur Insta... Mais passé les premières impressions, je sens (eh oui !) que quelque chose cloche. En profondeur. Ou pas tant que ça.
Mais alors, me demanderez-vous, ne peut-on vivre de la spiritualité ? Eh bien je m'interroge. Tout peut-il s'acheter ? Le pouvoir de l'argent est-il vraiment sans limites ? Et, si l'argent est bien un pouvoir, peut-on l'employer sans se salir ? Peut-on "réussir" sans écraser ses voisins ? Si oui, alors je suis partant. Mais s'il faut, pour acheter la réussite, vendre son âme ? Certes, si je crois qu'il "n'y a personne", aucune responsabilité, alors oui, il n'y a rien à perdre, nul scrupule à avoir. Mais je suis une personne, même si cette personne n'est pas l'absolu. Et j'ai des scrupules. Or, vendre sans mentir est certes un siddhi (pouvoir surnaturel) que je n'ai pas encore acquis.
Tous des menteurs, oui. Mais tous des vendeurs ? Je n'en suis pas certain. Y a-t-il une alternative à ce monde de commerce universel qui nous est tombé dessus ? Le modèle commercial, contractuel, semble s'être imposé partout et jusque dans les plus hautes sphères de la spiritualité. Dois-je me soumettre ? Y a-t-il autre chose à faire ? Je n'en suis pas sûr. Mais je veux résister. Au moins en m’interrogeant.
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