L'intuition ne suffit pas.
Elle a besoin de la pensée discursive pour venir à la clarté.
C'est ce que dit Abhinavagupta :
āsūtritānāṃ bhedānāṃ sphuṭatāpattidāyinīm /
trilocanapriyāṃ vande madhyamāṃ parameśvarīm //
"Je célèbre l'énergie intermédiaire du Seigneur suprême,
aimée dans tous les mondes,
source de clarté
pour les différences esquissées [dans l'intuition]."
"L'énergie intermédiaire" est la Parole médiane, entre l'intuition et la parole articulée avec le corps. Autrement dit, c'est la pensée discursive. Le plan des "différences esquissées" est celui de la pensée ou de la parole intuitive, "voyante" car comparable, dit Abhinava à la vision globale que l'on peut avoir d'une ville depuis un point haut. Par exemple, Shrînagara depuis l'une des montagnes qui l'entourent. On voit alors les différences - la ville - mais seulement esquissées, car embrassées dans un regard fixe. Pour apercevoir les détails, il faut passer à une vision progressive, qui chemine de-ci de-là. C'est la parole discursive.
La parole visionnaire est le plan de l'entre-deux que j'évoquais dans le billet précédent.
Ces deux plans, chacun étant intermédiaire entre les deux extrêmes de la parole transcendante, totalement indifférenciée, et celui de la parole corporellement articulée, sont semblables à l'Intelligence/Intellect (nous) et à la Raison discursive (dianoia) dans la grande tradition platonicienne. L'Intellect est intuitif, il embrasse tout en un regard instantané. La Raison est la même intelligence, mais qui se met à considérer les éléments du Tout l'un après l'autre. Ce sont deux façon de regarder un tableau, par exemple : synthétique et analytique, respectivement. Quelque chose comme l'esprit de finesse et l'esprit géométrique.
Abhinavagupta, dans ce verset qui conclut son explication du chapitre III de l'Oeil pour voir la lumière de la résonance (Dhvany-âloka-locana), vient de réfuter l'hypothèse selon laquelle la résonance serait purement et simplement ineffable. Selon lui, cette thèse paresseuse est simplement un signe d'incompétence intellectuelle, de fatigue.
Au temps pour ceux qui voient dans le shivaïsme du Cachemire une vulgaire doctrine du "sentir plus pour penser moins". Rien de plus étranger aux sages du Cachemire que cette vision qui oppose de façon statique l'intuition (ou la perception, puisque la perception est une sorte d'intuitio ou de pratyaksha) au discours.
Une telle position caricaturale est celle des logiciens bouddhistes, des logiciens brahmaniques tardifs, des romantiques et des adeptes du New Age de l'ère du Marché tout-puissant.
La pensée raffinée du Pays de Shâradâ répugne à ces ruptures dramatiques, au profit d'une vision continuiste et organique. Abhinava comme Utapaladeva s'attachent à montrer, sans l'ombre d'une hésitation, que toute perception est une pensée, et que même le discours le plus analytique est le déploiement d'une intuition.
Mais le Marché et ses serfs ne veulent pas de ces subtilités. Tout doit tenir en un slogan, à répéter ad nauseam sur tous les supports possibles, dans toutes les langues (dernières traces de tradition, ennemies du Marché) et sans s'interdire aucune flagornerie.
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