dimanche 19 janvier 2020

Qu'est-ce que la reconnaissance ?


La Reconnaissance (pratyabhijñā) est la philosophie comme voie spirituelle au sein de l'ensemble désigné par "shivaïsme du Cachemire". Elle est basée sur trois textes d'Utpaladeva, auquel s'ajoutent deux commentaires d'Abhinavagupta. A des degrés divers, elle imprègne tout le shivaïsme du Cachemire, mais aussi l'art indien, une partie du Vedânta, la tradition Shrîvidyâ, l'enseignement de Ramana Maharshi, les traditions Vîrashaiva et Shrîvaishnava. Mais après Utpaladeva, son penseur principal est Abhinavagupta.

Ce dernier suit fidèlement Utpaladeva, mais il situe cette philosophie parmi les "moyens" (upāya) spirituels, car pour lui ce schéma des moyens est très important, alors qu'Utpaladeva n'en parle pas. Et donc, selon Abhinavagupta, la Reconnaissance consiste à utiliser la Śakti comme moyen (śaktopâya), c'est-à-dire le pouvoir de connaître (jnānaśakti). Cette méthode, nous dit Abhinavagupta dans le chapitre IV de son Illumination des tantras (Tantrāloka), consiste à cultiver les concepts (vikalpa-saṃskāra) en remplaçant peu à peu (krameṇa) les concepts faux par des concepts de plus en plus vrais. De plus en plus vrais, c'est-à-dire qui expriment de plus en plus la pleine conscience (pūrṇa-khyāti), par exemple sous la forme : "Tout se manifeste à partir de moi, en moi qui suis conscience".

Dans le second verset de son Chant de la reconnaissance (Pratyabhijñā-kārikā), Utpaladeva affirme que la Reconnaissance consiste à reconnaître Dieu en la conscience, c'est-à-dire à identifier un concept ("Dieu") avec l'expérience immédiate, la conscience étant absolument immédiate. Selon lui, il est donc vain de chercher à réfuter ou à réaliser la conscience, car ce serait la conscience qui chercherait à se réfuter, ou la conscience qui chercherait à se trouver, à se prouver, alors que sa présence est la condition même de possibilité de toute oubli comme de toute réalisation !

Donc, ce qu'il faut plutôt réaliser, c'est que la conscience est divine. C'est en ce rapprochement que consiste la Reconnaissance, "source de toutes les richesses" (samasta-sampat), de tout bien, de tout ce qui est désirable.

C'est ce qu'il explique dans le troisième verset du Chant de la reconnaissance :

kiṃ tu mohavaśād, asmin dṛṣṭe 'py, anupalakṣite /
śaktyāviṣkaraṇeneyaṃ pratyabhijñopadarśyate //

"Mais, bien que la (conscience divine) soit vue,
elle n'est pas reconnue (comme divine) à cause d'un égarement.
La reconnaissance est donc montrée
en dévoilant les pouvoirs (de la conscience)."

La Reconnaissance ne consiste pas à pointer la conscience, car 1) la conscience ne peut être objectivée et 2) la conscience est toujours présente puisque, sans elle, rien ne serait possible. Il ne s'agit donc pas de "montrer" (upadarshyate) la conscience, puisqu'elle est toujours déjà "vue" (drishte), mais de seulement montrer sa reconnaissance, c'est-à-dire de mettre en lumière les pouvoirs de la conscience. Ni plus, ni moins. 

Utpaladeva le précise dans sa Paraphrase (Vritti) :

kevalam asya svasaṃvedanasiddhasyāpīśvarasya māyāvyāmohād ahṛdayaṃgamatvād asādhāraṇaprabhāvābhijñānakhyāpanena dṛḍhaniścayarūpaṃ pratyabhijñānamātram upadarśyate //

"Simplement/seulement, à cause d'un égarement du à Mâyâ (et parce la conscience) n'est pas prise à cœur/prise au sérieux alors même qu'elle est le Seigneur réalisé/présent en tant que notre expérience/notre conscience, (la conscience n'est pas reconnue comme divine). Est donc montrée la simple reconnaissance, qui consiste en une ferme certitude, par la prise de conscience des signes auxquels on reconnaît en propre la gloire (de la conscience)."

Comme son nom l'indique, chaque expression de cette Paraphrase développe une expression du verset.
Ainsi :

kiṃ tu
mohavaśād<māyāvyāmohād="à cause d'un égarement"< "à cause d'un égarement du à Mâyâ"
asmin dṛṣṭe 'pi<asya svasaṃvedanasiddhasyāpīśvarasya="bien qu'elle soit vue"<"bien que le Seigneur soit présent/prouvé/réalisé en tant que notre expérience/conscience"
anupalakṣite<ahṛdayaṃgamatvād="il n'est pas identifié/reconnu"<"n'étant pas pris à coeur" 
śaktyāviṣkaraṇena<asādhāraṇaprabhāvābhijñānakhyāpanena="par le dévoilement des pouvoirs"<"par la prise de conscience de signes de reconnaissance propres à (sa) gloire)"
iyaṃ pratyabhijñopadarśyate<dṛḍhaniścayarūpaṃ pratyabhijñānamātram upadarśyate="cette reconnaissance est montrée"<"cette simple reconnaissance en forme de ferme certitude est montrée"

Cet égarement, du à Mâyâ (qui est un pouvoir de la conscience), n'est pas un oubli total : chacun sait qu'il est conscient. Si je demande à quelqu'un s'il est conscient, il répondra sans doute qu'il est conscient. Qui donc répondrait "je ne suis pas conscient" ? Sauf à prendre les mots en un sens métaphorique et obscur, la conscience est ce qu'il y a de plus évident. Nul besoin de réfléchir là-dessus, nul doute ne peut se présenter, car le doute est lui-même un acte de conscience !

Cependant, cet égarement est un oubli partiel qui se traduit par une sorte de banalisation de la conscience. Être devient "normal", banal, insipide, et donc inerte. La conscience, de cette manière, devient comme inconsciente, privée d'elle-même, aliénée. Elle est toujours ce qu'elle est, mais son efficience est réduite à la création d'un monde mécanique dans lequel elle s'aliène toujours plus. Elle demeure, mais comme la braise couve sous la cendre. 

La Reconnaissance consiste en un réveil de la conscience par la conscience, réveil qui est aussi un ressaisissement, une secousse et une éclosion de sa pleine efficience. 

La conscience crée ainsi le monde de deux manières : 1) en tant que conscience qui s'oublie, sur le mode d'une efficience en veilleuse, réduite, paresseuse, engluée, ralentie, solidifiée, qui se présente sous la forme d'un monde étranger qui s'impose à la conscience sous forme de lois ; et 2) en tant que conscience éveillée ou en train de s'éveiller, en prenant conscience qu'elle est la cause, la source, la substance, la matière, l'instrument et la fin de tout. 

La conscience est toujours ce qu'elle est, car rien n'est possible sans conscience : même l'expérience la plus limitée n'est qu'un état de conscience. Mais quand la conscience, après s'être librement oubliée, se reconnaît librement, alors son efficience éclot en sa perfection. 

Ailleurs, Utpaladeva explique que la conscience se reconnaît une fois pour toute et en sa perfection. Mais le retour à la pleine efficience est progressif. D'un côté, la liberté est parfaite, en une reconnaissance atemporelle (et donc il est inutile de chercher à supprimer le corps, le mental et le monde), et de l'autre, il y a un progrès, dont Utpaladeva suggère qu'il est infini. Il y a bien un horizon ultime, celui d'une parfaite synthèse de l'infini et du fini, mais Utpaladeva admet des degrés possibles, notamment après la mort de ce corps et l'incarnation en d'autres corps, toujours plus vastes. 

Toutefois cela reste spéculatif, une affaire de foi, tandis que la divinité de la conscience est affaire de reconnaissance, ici et maintenant. Il ne s'agit pas de s'attacher ou de se limiter au présent, comme une vache qui regarde passer les trains, mais au contraire d'apprécier le miracle d'être. 

Cette appréciation, selon le shivaïsme du Cachemire, est à la fois une intuition et une pensée discursive, un raisonnement. Le travail sur les concepts permet d'éliminer peu à peu les opinions qui "cachent" la divinité de la conscience. Grâce à cette pratique philosophique, rationnelle, conceptuelle, je passe peu à peu (ou d'un seul coup, tout est possible) d'un "Ah bon, et alors ?" blasé, à un "Ah !" émerveillé, emporté par le vertige de la conscience qui se réveille. 

Cette pratique philosophique peut s'appuyer, ou non, sur toutes les autres pratiques conceptuelles : yoga, rituels, mantras, initiations, etc. Car, toujours selon Abhinavagupta, tout cela est "conceptuel" au sens ou alors, je pratique en choisissant de me concentrer sur telle chose à l'exclusion de telle autre. Seulement, lieu de se concentrer sur des concepts abstraits (par exemple, l'opinion selon laquelle "je ne suis que ce corps"), je me concentre sur un symbole ou une image. Pour ceux dont le pouvoir d'introspection et d'abstraction est moins fort, c'est plus facile.

La seule méthode "non-conceptuelle" est la plongée silencieuse dans le cœur, à l'aube de toute sélection, en amont de tout choix. C'est la méditation de Shiva (shiva-mudrâ) et l'amour divin ou dévotion (bhakti) pris en son sens essentiel.

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