Selon Abhinava Goupta, toute expérience comporte un fond d'émerveillement.
Le terme sanskrit est camat-kâra, littéralement "faire camat". Camat est une onomatopée, celle d'un claquement de langue exprimant une appréciation gustative. Ainsi les yoginîs assoiffées de sang montrent leur délectation en faisant "camat". Je ne suis pas sûr qu'il s'agisse d'un claquement de langue. Mais c'est bien l'équivalent de "se lécher les babines".
Dans la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), camatkâra en vient à désigner le fait que, dans toute expérience, c'est la conscience qui se savoure elle-même. Et cette délectation est félicité.
Cet aspect est présent en toute expérience, même dans la souffrance. Mais la conscience possède aussi le pouvoir de jouer à se cacher ce fait. C'est pourquoi presque personne ne l'admettra. Si j'ignore que tout expérience se déploie sur un fond d'étonnement de soi, c'est parce que moi, conscience souveraine, je le veux bien.
Ensuite, la conscience possède le pouvoir de s'éveiller, de se réveiller, en se reconnaissant pleinement pour ce qu'elle est. Cette reconnaissance est une réflexion sur l'expérience, une opération à la fois intuitive et discursive. C'est reconnaître dans l'expérience présente, intuitive, les qualités évoquées dans les discours philosophiques et religieux sur Dieu et ses pouvoirs sans limites. C'est reconnaître que "Tout se manifeste en moi, de moi, pour moi", le mot "moi" désignant ici la conscience. Et cette reconnaissance est aussi une délectation, un émerveillement, la réalisation vertigineuse que "je suis la source et la substance de tout".
Autrement dit, tout est conscience, tout est émerveillement, tout est réalisation, tout est éveil : il n'y a entre les différents états, conventionnellement appelés "aliénation" (pashu) et "libération" (pati) que des différences de degrés de conscience, de liberté, de félicité, d'émerveillement.
Dans un passage de sa Grande méditation sur la reconnaissance (Brihatîvimarshinî, vol. III, p. 251), Abhinava Goupta définit camatkâra de plusieurs manières :
prakāśasya ca paradaśāyāṃ
camatkāramātrātmā yo vimarśastadeva svātantryaṃ, natu icchārūpaṃ;
parāparatve tu tadicchārūpamiṣyamāṇonmeṣāt, aparadaśāyāṃ tadeva
apūrṇamiti darśayati prakāśo'pi ityādinā cikīrṣaiva ityantena |
camatkāro hi iti svātmani ananyāpekṣe viśramaṇam | evaṃ
bhuñjānatārūpaṃ camattvaṃ, tadeva karoti saṃrambhe, vimṛśati na
anyatra anudhāvati | camaditi kriyāviśeṣaṇam, akhaṇḍa evavā śabdo
nirvighnāsvādanavṛttiḥ | camaditi vā āntaraspandāndolanoditaparāmarśa-
mayaśabdanāvyaktānukaraṇam | kāvyanāṭyarasādāvapi
bhāvicittavṛttyantarodayaniyamātmakavighnavirahita eva āsvādo
rasanātmā camatkāra iti uktamanyatra |
"Dans l'état suprême de la Lumière consciente, il y a une réalisation de soi qui consiste en un émerveillement : c'est cela, la liberté souveraine, et non un désir (limité à tel ou tel objet). Mais dans l'état intermédiaire, il y a ce genre de désir car il y a un éveil du désir. Et dans l'état imparfait, le désir est imparfait (...). L'émerveillement, en effet, c'est se reposer en soi-même sans dépendre de rien. Le "camat" est délectation (bhunjâna), c'est cela même qui se passe quand on se met en mouvement, on prend conscience sans se précipiter ailleurs, plus tard. (On dit camata-kâra, "faire camat", c'est-à-dire :) "camat" précise de quel genre d'activité il s'agit. Ce mot désigne une activité intégrale, indivise, une joie sans obstacle. Ou encore, "camat" est comme lorsqu'on pense, quand on réfléchit, ce qui se manifeste par un balancement, une vibration intérieure. Ailleurs, il est dit que l'émerveillement est le fait de savourer, une joie dépourvue de tout obstacle tels que des règles engendrée par des activités mentales : c'est ce que l'on savoure dans la poésie, le théâtre, l'expérience esthétique, etc."
Tout désir, même limité apparemment à un objet particulier, est émerveillement :
sarvatra hi camatkāra eva icchā,
saca parabhūmāvapi asti
"En tout (état de conscience), le désir est émerveillement."
Il explique :
camatkāritā hi bhuñjānarūpatā svātmaviśrāntilakṣaṇā
sarvatra icchā
"En effet, le fait de s'émerveiller, c'est le fait de se délecter, c'est un repos en soi-même? Et le désir est toujours cela."
Il précise ensuite que le désir devient attachement (râga) quand il s'attache à tel objet à l'exclusion du reste.
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