Toutes ont en commun de dire que le problème est l'ignorance et que la solution est la connaissance.
Mais à partir de ces prémisses, il est possible de repérer au moins trois visions des conséquences de l'éveil (bodha) ou de la connaissance (jnâna) sur le monde.
1) L'éveil fait connaître que le monde est illusion, mais sans le faire disparaître
2) L'éveil fait disparaître le monde
3) L'éveil ne fait pas disparaître le monde, mais le transforme
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Les deux premières hypothèses s'inscrivent dans le Vedânta et sont l'objet d'âpres débats au sein de cette tradition riche de nombreuses factions plus ou moins déclarées selon les époques et les lieux.
1) D'un côté, les partisans, majoritaires, d'une disparition de la croyance en la réalité du monde, sans disparition de l'apparence même du monde. Cette vision se retrouve dans le Madhyamaka : l'éveillé est comme le magicien. Il voit la même magie que les autres, à cette différence qu'il n'est pas dupe.
La vie éveillée serait comparable à un rêve lucide. La connaissance détruit les idées fausses, non les apparences. Le rêve se poursuit, plusieurs points de vue coexistent.
Cette vision a l'avantage d'être simple, claire et crédible, car en accord avec l'expérience commune. Cependant, on peut se demander à quoi il sert de comprendre que le monde est une illusion, si cette illusion demeure, avec toute ses souffrances, ses maux, ses injustices, etc.
2) D'un autre côté, il y a les partisans d'une disparition du monde lui-même. Selon eux, quand ont voit la corde, le serpent disparaît nécessairement. La vision du serpent et la vision de la corde ne peuvent coexister. Dire que l'on voit le serpent en sachant qu'il n'existe pas, revient à confesser qu'on ne voit pas la corde. En effet, le propre de l'illusion n'est-il pas de s'effacer sous la lumière de la connaissance ?
La vie éveillée serait comparable au réveil d'un rêve. La puissance de la connaissance est incompatible avec la poursuite du rêve. Ombre et lumière ne peuvent coexister au même lieu, du même point de vue.
Cette vision présente l'attrait d'une grande cohérence avec les principe internes du Vedânta. Mais il se heurte à l'expérience commune : qui pourrait affirmer qu'il ne perçoit plus le monde, sans par là-même se contredire ?
Ces deux hypothèses ne forment pas véritablement des écoles, sauf chez certains passionnés. Il serait plus juste de dire qu'il s'agit de problèmes présents dès l'origine dans la pensée du Vedânta et que le Vedânta, pour diverses raisons, n'est jamais parvenu à surmonter entièrement.
3) Une troisième hypothèse est celle de la transformation du monde : la connaissance du monde, de son origine, de sa substance et de son fond, suffit à changer jusqu'en son fond et en sa substance, sa figure, comme nous pouvons tous en faire l'expérience en observant une figure ambiguë. Quand je réalise que je ne suis pas dans le monde, mais que le monde, de fait apparaît et donc existe dans la conscience et par elle, comme les reflets dans un miroir, alors je perçois le monde comme mon corps. Le monde ne disparaît pas. Il devient vivant. Le corps ne disparaît pas. Il s'universalise. Un autre modèle pour donner à penser cette expérience est celle de l'art, en particulier du théâtre, du roman ou du cinéma. Nous y faisons l'expérience des choses de la vie (autrement, comment y croire ?), mais dans une situation de connaissance qui transforme son objet (autrement, pourquoi aller voir de la souffrance ?).
Selon la plupart des traditions spirituelles, l'éveil transforme le monde. Parfois, cette transformation est si profonde, que l'on peut parler, par hyperbole, d'une "fin d'un monde" et du début d'un autre. Mais cet accent mis sur la rupture ne saurait masquer la continuité du processus, foncièrement organique.
C'est aussi la thèse du shivaïsme du Cachemire ou de la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), ainsi que du bouddhisme Yogâcâra et du dzogchen tibétain.
Pour l'éveillé comme pour les autres, l'objet est le même. Mais c'est le regard ou le jugement porté sur l'objet, qui changent, comme dans le cas d'une image ambivalente ou d'une oeuvre esthétique, un poème par exemple.
Cette approche a l'avantage d'être cohérente, en accord avec l'expérience commune, tout en préservant l'idée d'un changement objectif et radical. C'est donc la thèse la plus satisfaisante.
Bien entendu, il faudrait développer tout ceci, mais cette esquisse donne du moins une idée générale, à partir de laquelle chacun pourra suivre son chemin.
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