Je suis frappé par l'esthétisme d'Abhinavagupta et des autres philosophes du shivaïsme cachemirien, ainsi que par la distance qui les sépare du tantrisme shaiva, comme du bouddhisme.
Rafaelle Torella suggère, dans un article, que le raffinement qui imprègne cette pensée, ainsi que son mépris pour le labeur et les chemins balisés, s'explique au moins en partie par les origines sociales de leurs auteurs.
Cela me semble aller de soi. Voilà pourquoi il y aura toujours un gouffre entre le shivaïsme du Cachemire et le bouddhisme tantrique, quelque soient leur ressemblances de surface. Car de fait, le bouddhisme a très peu créé dans ce domaine, et il a beaucoup plagié le shivaïsme. Il me semble que ceci s'explique, au moins en partie, par le mercantilisme qui caractérise le bouddhisme depuis les origines du Mahâyâna. Si le bouddhisme du Bouddha a sans doute un parfum différent, ce dernier semble bien s'être comme évaporé avec les début du "Grand véhicule", lequel rassemble plusieurs des traits essentiels du capitalisme. Si ce dernier consiste à vendre pour faire plus d'argent, au lieu d'échanger un objet contre un autre, de même le Mahâyâna adore l'action, non comme moyen de déboucher sur d'autres action, mais comme moyen "d'accumuler du mérite". Difficile de ne pas voir là une transposition pseudo-spirituelle du principe du capitalisme. Pouvoir de l'argent et pouvoir du "mérite" (punya) ont ainsi convergé pour la croissance que l'on sait. Dès lors, pourquoi s'étonner des soi-disant "dérives" dues prétendument à des individus exceptionnellement vicieux, alors que ce ne sont là, en réalité, que des manifestations tout à fait normales du projet du Mahâyâna. Une croissance infinie, mondiale, sans Bien ni Mal, sans repère, où tout se vaut, peuplé de Bouddhas interchangeables et autres super-stars. Je crois que bon nombre de critiques désabusées de ces dernières décennies s'éclaireraient d'un jour plus intense si l'on en venait à admettre cette hypothèse, celle, disons, du bouddhisme comme épiphénomène de la mondialisation. Ce qui, en outre, expliquerait ses indéniables succès, notamment en Asie, depuis la Chute du Mur.
Ceci, bien entendu, ne revient pas à nier ou à dénier les qualités et les créations propres au bouddhisme. Mais les faits sont frappants.
Dans cette perspective, les satires féroces d'un Kshemendra à l'endroit des équivalents petits bourgeois de son monde (petit fonctionnaires, arrivistes, petits combinards, nouveaux riches, margoulins de la spiritualité, etc.), s'expliqueraient bien mieux. Et il deviendrait possible, de réconcilier le Kshemarâdja mystique avec le Kshemendra moraliste. De même, l'intérêt de ces gens pour la poésie et la beauté en général coule de source (sarati iti rasah, versus le samsâra laborieux) dès lors que l'on s'avise de leurs idéaux. De même, le héros Vâmana (vîra-vâmana, auteur d'un précieux appendice au Vijnâna Bhairava Tantra) redevient naturellement le Vâmana poéticien auteur des premiers Sûtras sur l'ornementation poétique. Les Jaïns et leurs mortifications, les Bouddhistes et leurs accumulations, les Vedântins et leur manque de sensibilité, doivent leur paraître bien fades.
D'où l'accent mis sur la facilité, l'aisance, l'instinct, la spontanéité, l'indépendance, la création, le génie, le désir, la volonté et la liberté. Tout ceci rejoint le Grand Style. Le geste parfait, intégré, sans effort, qui semble surgir de lui-même comme à l'aube de toutes choses.
Précisons par ailleurs que l'aristocratie dont il est question ici ne se réduit pas, il me semble, à une question de naissance, et encore moins de richesse. Car depuis Socrate, au moins, les avisés savent que la vertu ne se transmet pas mécaniquement, ni socialement. Quant à la richesse, est-il besoin de rappeler qu'il y a pléthore de fortunés dévorés par leur argent, comme il y a des pauvres élégants et pleins de dignité ? Voilà l'hédonisme (si l'on doit employer ce mot) proposé par le shivaïsme du Cachemire, un idéal d'ascèse aisée, de sobriété sensuelle qui n'est pas sans évoquer celui de certains adeptes du Chan et qui n'a jamais été aussi accessible qu'aujourd'hui.
Et c'est précisément cet esprit, pétri d'élégance et de dignité que je retrouve dans des caractères aussi différents que Bobin, Kelen ou Shiva. Une qualité d'authenticité qui vient d'un intérieur vivant.
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