vendredi 24 janvier 2020

Les royaumes de l'entre-deux

Rubén Fuentes 2015

Abhinavagupta et les autres artistes philosophes nous invitent à explorer les royaumes de l'intérieur. Or, ces contrées imaginales ne sont ni l'absolument indifférencié, ni l'absolument différencié, mais l'à-peine esquissé.

En effet, le différencié est dominé par l'esprit de profit. Obsédés par l'efficacité, ses esclaves ne savourent pas, tels des moutons gloutons.

L'indifférencié, quant à lui, confine souvent à l'indifférence. Le culte du Sans-forme se traduit par une sorte d'insensibilité. De toutes façons, dans l'indifférencié, il n'y a pas assez de différence pour savourer, pour déguster le sucre tout en étant le sucre.

Le domaine de la souveraine jouissance est donc intermédiaire entre ces deux états 1)de pure dualité dans l'oubli du fond, et 2) de pure unité dans l'indifférence. 

C'est le royaume du premier jaillissement du désir, des esquisses et des murmures, des mondes subtils, vraiment subtils, entre chien et loup, assez différenciés pour que les voyages y soient possibles, mais suffisamment indistincts pour que la piste de l'unité ne s'y efface jamais. C'est l'état de libre jouissance (bhoga-moksha, jîvan-mukti), la terre salvifique de la tradition de la Déesse. Ce sont les sentiers de la rêverie, de l'oraison du cœur, des ravissements intimes, des randonnées vacantes, de l'oubli de soi dans le réveil de la magie la plus sauvage, ce sont les baronnies des yoginîs à jamais à l'abri des margoulins. C'est le fil de l'épée, l'assag ouvert à tous à chaque instant, la république du libre-esprit. C'est le monde intermédiaire où le désir, en plein élan, n'est pas satisfait, tout en étant plongé en pleine délectation, à la fois toujours affamé et à jamais rassasié. C'est le royaume du Big Bang à l'échelle de Planck, où l'infiniment grand ne fait encore qu'une seule chair avec l'infiniment petit, où le passé et le présent se tiennent par la main, où la quantité est tout entière mesurée en sa qualité. Et ainsi de suite.

C'est le plan de la Pure Science, de la Vraie Science où la Mâyâ coexiste avec la pleine conscience, où la différence et l'altérité forment une seule identité, comme en un rêve parfait. C'est le monde des visions, mais de celles qui ne sont pas visibles, ni par les yeux de chair, ni par les yeux de l'âme. C'est un fourmillement, un frémissement, c'est le bruit des plantes qui poussent, une nonchalance pleine d'ardeur. Ça n'est pas exactement la présence entre deux pensées. C'est plutôt le midi, ou l'après-midi, le domaine des siestes, des attentes en gare, des chemins qui ne mènent nulle part, des instants qui fleurissent sans pourquoi.

Tel est, pourrait-on dire en manière d'approximation, le véritable idéal suggéré par le shivaïsme du Cachemire. C'est un entre-deux d'élégance, gouverné par le principe d'économie, à la façon du boucher de Tchouang Tseu. N'être personne, c'est être vraiment la personne que l'on est. La définition de cette personne, c'est la totalité du déploiement des temps et des mondes. Mais tout cela est accessible, dès maintenant, dans cet entre-deux, cet éternel instant démarrant, un éternuement qui n'en finit pas.

3 commentaires:

  1. Superbe.
    Un de vos plus texte.
    Forte résonnance.
    Merci.

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  2. Cette heure

    Pas de ciel de nuit d’été sans un souffle
    
N’atteint si profondément l’éternité,

    pas de lac, quand les brumes s’illuminent,
    
ne reflète l’immobilité comme
cette heure -

    lorsque les limites de la solitude sont effacées

    et que les yeux deviennent transparents

    et que les voix deviennent aussi simples que les vents
    
et il n’y a plus rien à cacher.
    Comment puis-je maintenant avoir peur?

    Je ne te perdrai jamais.


    Calme du soir

    Sens comme est proche la Réalité.
    Elle respire tout près d'ici
    dans les soirs sans vent.
    Elle se montre peut-être quand nul ne le croit.
    Le soleil glisse sur les herbes et les roches.
    Dans son jeu silencieux
    se cache l’esprit de vie.
    Jamais il ne fut si proche que ce soir.
    J’ai rencontré un étranger qui se taisait
    Si j’avais tendu la main
    j’eusse effleuré son âme
    quand nos pas timides se sont croisés.

    Karin Boye (1900-1941)

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