Voici un extrait du philosophe Utpaladeva :
ātmadravyasya bhāvātmakam apy, etaj jaḍād bhedakatayā vimarśākhyaṃ mukhyaṃ rūpam uktaṃ, caitanyaṃ citiśaktiś citir iti / sā cetanakriyā citikartṛtaiva //
"Je dis que la conscience,l'énergie de conscience, l'acte de conscience, est l'attribut premier (du Soi), même si cela n'est qu'un attribut du Soi, et non sa substance, et je l'appelle 'prise de conscience/ ressenti'/réalisation'. C'est l'attribut premier, car c'est cet attribut qui le distingue de ce qui est inerte, privé de conscience propre. Cette conscience dynamique est vraiment 'activité consciente', 'agence qu'est l'acte de conscience'".
Ce passage affirme avec force que la conscience n'est pas un Témoin inerte. Certes, la conscience n'est pas conditionnée par les moments, les lieux et les formes qu'elle manifeste. A l'instar d'un miroir qui ne devient pas réellement "bleu" quand il reflète du bleu, la conscience reste toujours ce qu'elle est.
Mais précisément, "être ce qu'elle est", c'est se manifester comme "autre", comme "bleu", par exemple. Le Soi de la conscience, c'est le pouvoir de ne pas rester confiné en soi (âtma-nisthâ).
Les choses sont confinées. Par exemple moi, en tant que corps, je suis confiné en un autre corps, en cette pièce, sur cette terre, etc.
Mais en tant que conscience, je ne suis jamais confinée en aucun moment, en aucun lieu, en aucune forme. J'ai toujours le pouvoir de m'identifier à telle forme, mais aussi de m'en arracher, de la transcender, d'en créer une nouvelle. Je ne suis jamais confiné. Et cette liberté n'est pas passivité. Elle est activité. Elle est acte : l'acte de me manifester ainsi, ou autrement. L'acte de nier. De me retrancher. C'est ce que réalise chaque instant de l'expérience, même si je n'en ai pas la pleine conscience, car le flot de l'expérience, c'est justement la réalisation en acte de cette liberté souveraine. Même si je m'identifie à tel ou tel objet, je ne reste jamais confiné en lui. J'ai toujours de l'énergie "pour aller plus loin".
Et de fait, l'attention ne reste jamais engluée dans un objet. Ignorant ma liberté foncière, je peux le croire et ainsi nourrir des schémas répétitifs, mais jamais moi, conscience, je ne puis rester confiné. Autrement, je ne pourrais imaginer, penser, me souvenir, car justement ces actes sont des actes de synthèse d'objets confinés, et donc suppose que moi, conscience, je ne sois pas confiné à eux.
Donc l'action n'est pas illusion : l'action est l'absolu et révélation de l'absolu.
Ici, dans ce court passage, Utpaladeva est génial, car il renverse des siècles d'habitude. Certes, concède-t-il, la conscience est un "attribut" du Soi. Mais quel attribut ! Utpaladeva choisit bien son mot, comme à son habitude : le mot bhâva désigne à la fois un attribut, donc quelque chose de secondaire par rapport à l'essence, à la substance (dravya). Bhâva est la manifestation, l'apparence, un état, donc un dérivé, un accident de dravya, l'essence sous-jacente. Mais bhâva désigne aussi l'existence, et l'émotion, la passion. Le ressenti, justement. Bhâva se révèle alors être un synonyme de vimarsha, qui se trouve être l'essence de l'essence, selon la Reconnaissance (voir billet précédent).
Mais ici, l'attribut devient l'essence. L'accidentel devient l'essentiel. Du reste, je me suis expliqué ailleurs de ce que l'on pourrait, ou devrait, traduire prakâsha par "apparence" ou "apparaître". Car, selon la Reconnaissance, tout est "apparaître", ou acte d'apparaître, manifestation, Lumière à la fois illuminante et illuminée. Quant au fait que tout est, dès lors, auto-illumination, il est pointé par vimarsha "réalisation", ressenti de soi, jugement de soi, dont ici, bhâva "passion, émotion", est judicieusement suggéré comme synonyme. C'est ce genre de geste philosophique qui montre que la Reconnaissance est une véritable école de philosophie, une pensée majeur ayant sa place dans le patrimoine universel.
Quoiqu'il en soit, tout cela est facile à vérifier. Toute conscience est mouvement. Tout est acte. Acte de soi, en soi, sur soi. Mouvement en soi, frémissement, vibration. La vibration est d'ailleurs l'illustration de cette activité paradoxale, immanente et transcendante à la fois.
Et je me permets de suggérer que, peut-être, cette idée profonde est susceptible de conserver toute sa portée en contexte naturaliste. Car enfin, il est vrai qu'on peut se demander si, vraiment tout est créé par la conscience ? La conscience n'est-elle pas, elle aussi, créée par le Tout ? Mais ici, je me demande si cela ne resterait pas aussi vrai si l'on admettait que ce "tout" crée la conscience. Car, en bref, je vois dans le développement des discours scientifiques contemporains,d e moins en moins de distance entre "matière" et "conscience".
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