Quand je joue un personnage de théâtre, ce personnage ne préexistait pas à l'exercice. Je sais bien que j'improvise. Le personnage s'incarne au fur et à mesure des mots et des gestes. Un personnage apparaît, avec un semblant de passé, avec ses soucis, ses angoisses et ses espoirs. Avec une apparence de profondeur. Comme si ce que disait ce personnage était quelque chose de plus que ce qu'"il" dit. Pourtant, je sais bien que ce personnage n'existait pas avant que je l'improvise. C'est l'improvisation elle-même qui le projette, au fil des instants.
Et s'il en était toujours ainsi ? Non pas seulement quand nous jouons l'acteur, mais même quand nous jouons notre personnage ? Une improvisation de soi, un art de l'invention qui offre une forte impression de profondeur, comme s'il y avait une personne préexistante à ce qu'elle dit, alors que c'est l'improvisation qui crée le personnage, qui est tout le personnage. Nous sommes toujours en train d'improviser un personnage qui ne préexiste en rien à cette improvisation. Nous nous inventons des masques dans l'instant, dans le feu de l'action. Nous avons la forte intuition que notre personnalité existe avant de parler. Mais il n'en est rien. C'est l'improvisation qui crée le personnage, tout comme Tolkien a créé son légendaire en écrivant. Il avoue en effet qu'il a commencé à écrire le Seigneur des Anneaux sans avoir aucune idée de scénario. L'histoire est apparue, comme par magie, en écrivant l'histoire. Pourtant, en le lisant, nous avons l'impression d'entrer dans un monde réel, c'est-à-dire préexistant. Fascinante illusion !
Les éléments de cet improvisation sont beaucoup moins nombreux que nous le croyons. Quelques signaux physiques, et nous nous croyons en colère ; alors que, le même signal, dans un contexte différent, aurait donné lieu à une interprétation toute différente. En fait, nous improvisons, dans le feu de l'action, plein d'incohérences, sans savoir comment, nous parions très vites. C'est un jeu de devinette, de probabilités. Nous ne connaissons pas notre état corporel, ni notre état mental. Nous ne connaissons pas nos émotions, ni nos pensées. Nous croyons que tout cela surgit objectivement, alors que ce sont autant d'improvisations. "Mais je suis en colère, c'est un fait !" : interprétation de quelques rares signaux qui ne sont pas encore une émotion. Nous fabriquons du sens, des histoires, du cohérent, selon le contexte, comme des équilibristes, sans connaissance objective. Et comme cela marche plus ou moins, nous nous persuadons que tout cela est normal.
Nous croyons que notre flot de sensations et de pensées (des sons, donc aussi des perceptions) constitue la surface d'une réalité intérieure plus riche, en laquelle nous sommes libres de plonger. Mais c'est faux. En fait, il n'y a que ce flot, rien d'autre. En revanche, nous savons que ce flot de perceptions ne dévoile qu'un fragment de la réalité, un infime fragment, qui ne ressemble guère à la réalité. Pourtant, nous n'avons que ce maigre flot. Et nous improvisons sur cette base, comme des comédiens capables de broder sur trois fois rien.
Voici une passionnante conférence qui explore cette idée, si contre-intuitive :
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