Dans sa remarquable étude sur la Pratyabhijnâ, Le Soi et l'Autre, Isabelle Ratié traduit ainsi la stance IPK I, 5, 2 :
prāgivārtho 'prakāśaḥ syāt, prakāśātmatayā vinā /
na ca prakāśo bhinnaḥ syād : ātmārthasya prakāśatā //
"Si [l'objet] ne consistait pas en lumière consciente, il demeurerait dépourvu de cette lumière consciente aussi bien [après sa cognition] qu'avant ; et la lumière consciente ne saurait être séparée : l'essence de l'objet, c'est d'être lumière consciente."
"Lumière consciente" traduit le sanskrit prakâsha, de la racine -kâsh "briller, éclairer, illuminer", comme dans Kâshî,"la Brillante", autre nom de Bénarès.
J'ai moi-même traduit de cette façon, à la suite d'autres. Mais avant, je traduisais autrement. Et en fait, je me demande si ça n'était pas mieux.
Je traduis ainsi le même verset :
"Si une chose (artha) n'était pas manifestation, elle resterait non manifestée (même une fois connue), comme avant (de l'être). De plus, la manifestation ne peut être différente (de la chose manifestée) : le fait d'être manifeste est l'essence de l'objet."
Il me semble que c'est plus clair ainsi.
Car l'idée d'Utpaladeva est simplement de dire que rien ne peut se manifester en dehors de sa manifestation.
C'est même peut-être encore plus clair si l'on traduit prakâsha par "apparence", l'acte ou le fait d'apparaître. D'où une nouvelle version :
"Si une chose n'était pas apparence, elle resterait inapparente (même une fois connue), comme avant (de l'être). De plus, l'apparence ne peut être différente (de la chose manifestée) : le fait d'être apparent est l'essence de l'objet."
On pourrait même atteindre à davantage de clarté encore en rendant, dans le présent contexte, prakâsha par "perception" :
"Si une chose n'était pas perception, elle ne serait toujours pas perçue (même une fois connue), comme avant (de l'être). De plus, la perception ne peut être différente (de la chose perçue) : le fait d'être perçu est l'essence de l'objet."
Autrement dit, "être, c'est être perçu". Rien n'existe ni ne peut exister en dehors de la perception. Bien entendu, prakâsha est plus que la perception, dans la mesure où la perception désigne exclusivement la perception à travers les cinq sens, tandis que prakâsha désigne un pouvoir de manifester plus vaste. Mais, après tout, qui donc a décidé que la perception ne pouvait désigner que les perceptions sensorielles ? Pourquoi ne pourrait-on aussi parler de "perception mentale" ? Cela ne me semble guère insurmontable.
Je traduis le "ca", litt. "et" de la seconde ligne par "de plus", afin de fait mieux ressortir que l'Auteur offre un autre argument : la chose ne peut être autre chose que perception et, inversement, la perception ne peut être différente ou "coupée" radicalement de la chose, sans quoi la conséquence serait la même : la chose resterait non perçue "même en étant perçue".
Ce qui m'amène a réfléchir sur cette supplétion (ou ajout) entre crochets "[après sa cognition]". Depuis des lustres, les sanskritistes ont pris l'habitude d'ajouter ainsi des pans entiers de discours entre crochets (je préfère les parenthèses, moins agressives pour l’œil), afin de rendre intelligible un sanskrit laconique, mais au risque de compliquer, parfois, le sens de ce discours. Cela deviens un automatisme. Ici, au début de la première ligne, je ne comprends pas pourquoi Ratié met "[l'objet]" entre crochets, puisqu'il traduit artha, qui est bien présent dans la stance sanskrite. Mais peut-être que quelque chose m'échappe. Le sanskrit est une langue notoirement difficile.
Ici, cet ajout est problématique, même s'il peut se réclamer de la paraphrase d'Utpaladeva lui-même. En effet, tout le propos de l'Auteur est de montrer que connaître est le même acte que percevoir, apparaître, manifester, exister et être. "Être, c'est être perçu".
Si la chose pouvait être connue sans être manifestée, apparence, existante, cela serait bien étrange !
Mais peut-être ce paradoxe est-il une concession nécessaire pour les besoins de la démonstration ?
Tout le propos d'Utpaladeva est fort simple, en vérité : il dit seulement que rien n'est perçu/connu/existant en dehors de la perception que j'en fais (car elle est bien mon acte, même si je semble parfois subir la perception). Donc, la chose est perception. Tout son être, tout ce qu'elle est, est perception, manifestation, apparence. Naïvement, nous croyons que la chose nous apparaît, mais qu'elle existe indépendamment de son apparence à nous, qu'elle existe "de son propre côté", même quand elle ne nous apparaît pas. C'est cette opinion que l'Auteur remet en question et réfute.
Sur quelle base ? Seulement sur la base de "notre expérience" (sva-samvedana-siddha). Il suffit, en effet, de prêter attention à l'expérience pour constater que rien ne se manifeste en dehors de sa manifestation. Rien n'apparaît en dehors de son apparence. Rien n'est perçu en dehors de sa perception. Tout n'est donc que manifestation, apparence, perception. Ce que nous croyons indépendant de la perception (l'être, l'existence) ne se donne jamais séparément de sa perception. Donc tout est perception. Comme dit Abhinava, "même un enfant peut voir cela".
Il ne s'agit donc pas ici de renvoyer à une expérience occulte, ésotérique, réservée à des initiées, mais seulement de prêter attention à ce qui est donné à chaque instant : tout est Apparence, Apparaître, Manifestation, Perception.
Ce qui m'amène à un dernier point. Traduire prakâsha par "lumière consciente" (comme je le fais souvent), induit le lecteur en erreur. Certes cette traduction est, au premier abord, plus accessible que les autres ici proposées, mais elle risque de faire croire qu'il est question ici d'une obscure "lumière", à chercher ailleurs que dans l'expérience ici et maintenant. Alors que le message d'Utpaladeva est précisément le contraire : "tout est conscience" signifie que tout est expérience, manifestation, apparence (ou apparaître, avec ou sans majuscule, c'est discutable), perception.
Perception de quoi me demanderez-vous ? Eh bien, perception de la perception, perception de soi, auto-affection, réalisation de soi (traduction aussi proposée par Ratié), manifestation de la manifestation, conscience de conscience. Et ce pouvoir, pour l'Apparence, de s'apparaître, c'est l'Acte de conscience, vimarsha, source et racine de tout langage.
Voilà pourquoi, au final, il me semble (mais je n'en suis pas absolument certain) qu'il est préférable de traduire prakâsha par "manifestation" ou "apparence".
Hi. I think the main problem behind this karika is that it may create the impression that an object can exist as absolutely alien to consciousness before the cognition, whereas Utlapadeva's intention is to claim precisely the opposite. However, I would like to ask something about vimarsha as well, if you permit.
RépondreSupprimerDavid Peter Lawrence has practically identified vimarsha with pratyabhijna. To corraborate that, he quotes the following passage:
"The Supreme Lord, who has the nature of awareness, makes His own Self into an object of cognition, even though it is not an object of cognition, because the Cognizer is unitary... As He recognitively apprehends His Self, so, because everything
is contained within Him, He appears as blue, etc.
-IPV 1.5.15, 1:267-68"
Further, he glosses vimarsha and pratyavamarsha as follows: "Recognitive apprehension or judgment; apprehension
or judgment having the structure of the recognition of the application of subtle or gross speech to experience, extending from ordinary epistemic experience to Siva’s self-recognition."
However, it seems to me that the equation of vimarsa with pratyabhijna is wrong because the latter is only an aspect of the former, and Abhinavagupta in that passage did not mean to say that Siva has to recognize Himself in blue or a pot, which is impossible by definition, but stressed that He is simply aware of Himself even while cognizing and producing ordinary objects.
I agree with what you write. Vimarsha has a wider meaning than pratyabhijnâ. What is your question ?
SupprimerWell, the question was whether am I right, and what forced Lawrence to conclude that "the central myth of Siva emanating the universe through Sakti is explained as a process of self-recognition" precisely on the basis of the quoted passage from Abhinavagupta (see Rediscovering God with Trancendental Argument, pp. 85–86). I cannot find any clue in it.
SupprimerYes, again i can only agree. Vimarsha has a wider meaning than pratyabhijnâ. And, if every experience were self-recognition already, the teaching of self-recognition would become useless. Rather, every experience is vimarsha, is a type of self consciousness. But that self consciousness may take any form, and especially the form of distraction, forgetfulness and misidentification. That is why self recognition is necessary. Hence, pratyabhijnâ is a type of vimarsha, but not all vimarshas are pratyabhijnâs.
SupprimerVery well, thanks. Perhaps he wanted to say that non-recognition actually does not exist for Siva because it exists in the form of recognition for Him, but, as far as I know, the pratyabhijna doctrine still considers the event of recognition as something new.
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