S'il y a un Moi, il y aura un Autre.
Et s'il y a un Moi et un Autre,
il y a potentiellement différence, séparation, altérité, donc altercation et conflit ou unité : amour et haine, aversion (dvesha) et attraction (râga) dit le bouddhiste Dharmakîrti. Selon lui et le bouddhisme, la croyance en un "Moi" est donc la racine de tous les maux ou presque.
Le shivaïsme du Cachemire avec sa philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ) a une vision quelque peu différente du "Moi".
Certes, la personne est une construction en constante évolution.
Ma personnalité est le fruit d'une activité de synthèse mentale qui relie sans relâche des images et des mots pour en faire "une" personne, alors qu'il n'y a objectivement rien qui soit réellement doué d'unité.
Mais justement, cette activité de synthèse elle-même est "Moi". Le Moi réel, naturel, authentique, "non fabriqué" (a-kritrima). Autrement dit, le (=les) Moi(s) sont fabriqués. Mais ils sont fabriqués par une entité qui ne l'est pas. Cette entité est la conscience, qui n'est pas une chose, mais la puissance infinie de produire des choses à l'infini. Le Moi ne relève pas du même "plan" (tattva), du même niveau que les choses : on pourrait dire qu'il n'est pas du domaine de l'être, mais de l'un, de "l'un au-delà de l'être". Ce par quoi il y a des choses, n'est pas une chose. Rien ? Non plus. Un mystère évident.
Selon les Bouddhistes, le Moi se fabrique lui-même. C'est vrai, en un sens, il n'y a pas de noyau objectif, de base objective sur laquelle le Moi se fabriquerait. C'est plutôt "une machine qui se fabrique elle-même". En agissant, je me construit.
Mais cette hypothèse a une limite : comment les mots et les images pourraient-ils, de leur propre initiative, se relier les uns aux autres ? Une synthèse, oui, mais comment ces choses pourraient-elles se synthétiser d'elles-mêmes ? Comment un souvenir, par exemple, pourrait-il se souvenir de l'expérience passé et reconnaître qu'elle est passée, ou en partie identique à l'expérience présente ? Comment une pensée pourrait-elle penser une autre pensée ? Comment une sensation de goût pourrait-elle sentir une sensation visuelle ?
Car toute cognition ne perçoit que son propre contenu. Je peux certes bien me dire que "je pense à telle autre pensée", mais en réalité il s'agit d'un simple jeu de mots : il n'y a jamais y avoir pensée d'une pensée, perception d'une perception, etc. Parce que c'est impossible du fait de la nature même de la conscience. Une cognition ne peut connaître une autre cognition, car alors cette autre cognition ne serait plus cognition, mais objet de cognition. Il n'y a donc pas "des" conscience qui se conscientisent mutuellement : la conscience ne peut devenir objet. C'est là un principe que nous enseigne l'expérience.
Donc c'est la conscience qui se manifeste comme différentes cognitions (images, souvenirs, perceptions...) et qui sépare ou unifie ces cognitions. C'est donc la conscience qui fabrique des Moi(s) fabriqués, des Moi(s) de synthèse, si j'ose dire. C'est donc elle, le vrai Moi, le Moi incréée qui crée les personnes et autres personnages. C'est Moi, conscience unique, qui joue à me manifester. Et je me manifeste comme Moi et comme Autre. Cela crée de la souffrance, mais c'est un spectacle. Comme dans une pièce de théâtre; il y a des émotions variées.
C'est ainsi qu'Outpala Déva répond à Dharmakîti dans sa "Réalisation du sujet vivant" (Ajada-pramâtri-siddhi) :
evam ātmany asatkalpāḥ, prakāśasyaiva santy amī
jaḍāḥ ; prakāśa evāsti, svātmanaḥ svaparātmabhiḥ //13 //
"Ces (choses, dont les personnes), privées de conscience propre (jadâh),
sont dans le Soi (=la conscience) quasi inexistantes.
Elles n'existent que pour la conscience.
Il n'y a donc (evam) que la conscience/ la manifestation
de soi-même (sous la forme) des Mois et des Autres."
Et voici l'Auto-paraphrase (Vritti) de l'Auteur :
itthaṃ jaḍabhāvānāṃ saṃvidviśrāntiṃ, vināsatkalpatvāt svātmany asatsvabhāvānāṃ, jñātuḥ prakāśasvabhāvasya saṃbandhitayaiva sattvaṃ, tasmāt saṃvitprakāśa eva svātmocchalattayā svamāyāśaktyullāsite viśvavaicitrye jaḍājaḍabhāvarāśidvayena vedyavedakātmakena svarūpānatiriktenātirikteneva prashpuret, iti svātantryavādasya pronmīlanaṃ sūcitavān ācāryaḥ ||
"Les choses privées de conscience propre reposent dans la conscience. Elles sont comme anéanties dans leur Soi, elles sont en elles-mêmes inexistantes, puisque (leur) existence est entièrement relative au sujet qui, lui, est manifeste par lui-même (et non par la "lumière" d'un autre). C'est donc seulement la lumière/manifestation qu'est la conscience, qui se manifeste clairement en débordant en elle-même, en se divertissant par son énergie de magie, en se manifestant ainsi clairement en la fresque bariolée et merveilleuse de l'univers, sous la double (forme) des choses inertes et de celles qui sont douées de conscience, c'est-à-dire en tant que sujet et objet, c'est-à-dire, respectivement, comme n'étant rien de plus que son essence et comme étant quelque chose de plus. Voilà ce que le maître (Somânanda) a suggéré en dévoilant la vision de la liberté (de la conscience dans sa Vision de Shiva, Shiva-drishti)".
Somânanda était le maître d'Outpala Déva et son inspirateur, bien que ce dernier soit en vérité le véritable formulateur de la philosophie de la Reconnaissance.
C'est clair. Les personnes et les choses sont des manifestations de la conscience, dans la conscience, pour la conscience, par la conscience.
A examiner.
Très clair.
RépondreSupprimerMerci.