Jnâna-dakshinâ-mûrti est une forme de Shiva :
(Musée Guimet)
On interprète souvent cette incarnation (mûrti) comme étant "celle du Sud" (dakshinâ). Or, son nom complet est bien jnâna-dakshinâ-mûrti, c'est-à-dire "incarnation de l'habileté à transmettre la connaissance".
Mais quelle connaissance ? Pourquoi ? Que désigne cette habileté ?
Mon hypothèse est que Jnâna-dakhinâ-mûrti n'est autre qu'Abhinavagupta, le grand maître du shivaïsme du Cachemire vers l'An Mille. Ce personnage a sans doute rayonné bien au-delà du Cachemire, "trône de la déesse-sagesse" (Shâradâ-pîtha), comme en témoigne un ensemble de versets de louanges composés par un yogî de Maduraï, Madhurâja Yogî, intitulé Méditation du maître-gourou (Guru-nâtha-parâmarsha). Madhurâja Yogî a connu l'éveil spirituel grâce à Abhinavagupta, nous dit-il, et il a eu lui-même des disciples dans le Sud qui ont continué sa lignée.
Certains, comme Yogarâja, ont commenté Abhinavagupta ; d'autres ont composé des textes originaux pour exposer la philosophie de la Reconnaissance (Pratyabhijnâ), comme l'Hymne à Jnâna-dakshinâ-mûrti, avec son commentaire Mânasollâsa, que j'ai traduis en français et publiés. Ce sont de profonds exposés de la philosophie de la Reconnaissance. Mais comme, par la suite, ils ont été attribués à Shankara et Sureshvara, ce fait est passé inaperçu jusqu'à aujourd'hui. Ces textes sont pourtant des exposés fidèles de la Reconnaissance, et non du Vedânta. Mais l'invasion et le génocide cachemirien ont occulté cette vérité, au profit d'autres traditions qui ont intégré une partie de la philosophie de la Reconnaissance, en omettant toutefois de le... reconnaître.
Quoiqu'il en soit de ce méfait parfaitement odieux, Dakshinâ-mûrti est une icône d'Abhinavagupta et le Dakshinâ-mûrti-stotra et son commentaire Mânasollâsa sont des enseignements de la tradition du shivaïsme du Cachemire. Voilà pourquoi j'ai choisi de traduire et de publier ces textes, en manière d'hommage à la vérité et de témoignage de l'existence de cette profonde tradition spirituelle au-delà du Cachemire.
D'ailleurs, Madhurâja décrit Abhinavagupta sous les traits de Dakshinâ-mûrti, tant sa pédagogie l'a impressionné, lui et d'autres maîtres de diverses traditions shivaïtes venus à ses pieds.
Si Dakshinâ-mûrti est bien une icône d'Abhinava, alors plusieurs choses s'expliquent. Dakshinâ-mûrti est représenté jeune, sous un arbre, assis à l'occidentale, faisant le geste de la conscience et du raisonnement (tarka), tenant le livre de la connaissance.
Or, Abhinava était sans doute un génie précoce, qui a fort impressionné ses maîtres et qui a eu des disciples plus âgés que lui. Ce qui est représenté dans le mythe par les quatre sages rishis qui viennent chercher la connaissance auprès d'un jeune homme. Celui-ci est sous un arbre, ce qui évoque les arbres et les vignes du Cachemire. Il fait le geste du raisonnement (tarka), car de fait, selon Abhinava, la raison est l'auxiliaire suprême du yoga, de l'union au divin. Il tient le livre de la Reconnaissance. D'ailleurs, son Hymne emploie ce terme et expose cet enseignement, très différent de celui de Shankara.
En outre, le génie précoce d'Abhinava concorderait avec les dates de Kshemendra, poète satyrique qui nous apprend qu'il a étudié "la littérature" (sâhitya) avec Abhinavagupta, et qui était peut-être Kshemarâja. Abhinava aurait ainsi vécu au moins jusque vers 1050.
De plus, Dakshinâ-mûrti écrase Apasmara, le démon de l'amnésie, antithèse de la Reconnaissance, tout comme Nâtarâja, autre figure du shivaïsme du Cachemire dans le Sud, plus précisément à Cidambaram. Nâtarâja est ainsi l'icône d'Abhinavagupta à Cidambaram, tandis que Dakshinâmûrti est son icône à Maduraï.
Enfin, le geste de la raison est aussi celui de la conscience et, avec le livre de la connaissance, ce sont les attributs de Sarasvatî, forme exotérique de Parâ, la conscience, vénérée dans la tradition transmise par Abhinavagupta dans le Sud de l'Inde, justement (anuttara-eka-vîrâ).
Jnâna-dakshinâ-mûrti est Abhinavagupta reconnu comme incarnation de Shiva, ou plus précisément de Shrîkantha, ce qu'il admet lui-même.
Voici une version carnatique de l'Hymne à Jnâna-dakshinâ-mûrti :
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