Il y a deux approches de la vie intérieure :
- celle de l'abstraction, qui veut faire le vide par un effort volontaire ou par le biais d'une certitude métaphysique (du genre "Dieu est tout", "Tout est un"), sans autre appui que le mental ou le corps ;
- et celle de l'amour, qui se laisse guider par Dieu, par la Déesse ou quelque soit le nom qu'on lui donne.
Madame Guyon l'explique ainsi :
"Par cette voie [de l'amour], l'âme trouve en peu [de temps] son centre, ce qui n'arrive pas par la simple abstraction de l'esprit ; car quoique l'âme y ait une certaine paix qui vient de l'abstraction des objets multipliés, cette paix n'est ni savoureuse ni si profonde que par la voie de la volonté."
"Volonté" ne désigne pas ici la faculté de faire des efforts. Bien au contraire, dans la langue classique, la volonté est la faculté d'aimer, par opposition à l'entendement, qui est la faculté de connaître. Les deux méditations sont donc la méditation de la connaissance (la voie non-duelle telle qu'envisagée la plupart du temps) et la méditation de l'amour, la voie mystique.
"De plus, l'homme faisant lui-même par effort cette abstraction, il en est le principe et par conséquent l'agent, en sorte que Dieu n'est ni principe de son oraison, ni son moteur. Il n'en est pas ainsi de celle qui se fait par le recueillement intérieur où la volonté commande et attire les autres puissances. L'amour sacré s'empare de la volonté de l'homme, devient son principe, son moteur, son agent. L'âme devient passive par ce moyen et la volonté perdant peu à peu toute force active, sent qu'une autre volonté, qui est celle de Dieu, prend insensiblement la place de la sienne, de sorte qu'enfin elle n'en trouve. Ses désirs aussi s'amortissent insensiblement jusqu'à ce qu'ils s'écoulent en la volonté de Dieu.
Ne nous trompons point, on ne se perd en Dieu que par la volonté ; et c'est cet écoulement de la volonté en Dieu, l'esprit étant simplifié par la foi et ne retenant nul objet ni pensée volontaire, qui fait cette extase permanente qui est le passage de la volonté en Dieu. C'est l'abstraction de la volonté qui est essentielle car n'étant plus retenue par rien, elle retourne en son principe, entraînant avec elle l'esprit, dont elle est supérieure. Tout autre voie, quelque sublime qu'elle paraisse, arrête l'âme, et ne la perd jamais dans son principe originel... Si par impossible, l'esprit était désapproprié sans que la volonté le fut, la volonté lui communiquerait plutôt sa propriété qu'il ne lui communiquerait sa désappropriation."
Madame Guyon, Discours spirituels..., tome I, 43
Cette dernière phrase est d'une grande portée : la "propriété", c'est ce que l'on appellerait aujourd'hui l'ego. Si donc le mental est sans ego, l'ego demeure tant qu'il n'est pas dissout au niveau affectif, au niveau de la volonté. Et cela, seul l'amour divin peut le faire. Se désidentifier du mental ne suffit pas. Voir ne suffit pas. Il faut aimer. Tout éveil cognitif, au non jugements, à l'absence de pensée, etc. sera récupéré par l'ego tant que l'ego demeure au plan affectif ou, disons, subconscient. C'est la voie de Shiva dans le shivaïsme du Cachemire, ou voie de la volonté, de l'élan d'amour pur. On se laisse prendre par lui et lui fait tout ce qui doit l'être, comme il faut.
Pour autant, je ne serai pas aussi radical que Madame Guyon. L'amour et la connaissance, la volonté et l'entendement, ne sont que deux faces du même absolu. L'éveil purement cognitif peut mener spontanément à l'amour. Dans les milieux "non-duels", un exemple authentique de la voie de l'amour, où l'on se laisse prendre plutôt que l'inverse, est Yolande. Mais il y en a sûrement d'autres.
Quoi qu'il en soit, la vie intérieur doit passer par l'amour. Sans cela, tout silence demeure stérile ou bien se trouvé récupéré par l'ego, comme on en voit tant d'exemple dans les milieux spirituels, et d'abord en soi-même.
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