Trop de lumière tue la lumière.
Trop de lumières dans le ciel. Nos enfants ne pourront plus se perdre dans la Voie Lactée.
Trop de lumière dans les chambres, dans les bureaux, dans les salles d'accouchement, dans les salles d'agonie, sur les écrans...
Trop de lumière, trop de volonté de contrôler, plus de confiance.
La confiance, ce serait de laisser faire le corps, l'instinct, en observant juste, juste au cas où. Trop d'enfants trop stimulés avec des emplois du temps de ministres. La confiance, ce serait de laisser les choses mijoter au petit feu de l'ennui. Sans injonctions, sans techniques, sans enjeux posés. Laisser faire le corps, c'est-à-dire l'intellect, car ce sont-là différentes nuances d'un même spectre, celui de la vie. La confiance, ce serait de laisser la femme accoucher sans lui dire de faire ci ou ça. La parole est un pouvoir merveilleux. Mais dans ces cas-là, ça brise la magie de l'instinct. Rester en retrait. Juste au cas où. Laisser l'être entrer en son état second, un état qui n'est pas un état discursif, mais intuitif. Il y a un temps pour tout.
L'intellect fait partie du corps. Penser, c'est sentir, et il n'y a pas de sensation si brute qu'elle soit absolument dépourvue de tout discours. Il y a continuité à travers une infinité de degrés.
Mais il y a un temps pour tout. Comme les régimes d'une boîte de vitesse. Pourquoi opposer la 1ère et la 5ème ? Seulement, chaque régime à son temps et son lieu.
Quoi qu'il en soit, fermer les yeux. La sieste. L'ennui. La solitude. Il y a des pouvoirs du corps qui ne s'éveillent que dans les ténèbres. Baisser la lumière. Pour naître et pour mourir. Or méditer, c'est un peu cela : mourir et renaître. Comme accoucher et agoniser. Comme s'endormir et se réveiller. Comme tomber malade et guérir. Comme manger puis digérer. Comme l'hiver et le printemps. La nuit et le jour. C'est très important l'obscurité. Le silence. La solitude. C'est dans cette mort que l'arbre rassemble sa sève pour un nouveau cycle. Je regard ce paysage, glacé, immobile, envahi de ténèbres. Les animaux, quand ils sont malades, se cachent. Quand ils sont parturiants aussi, et agonisants. Or, ne sommes-nous pas des vivants, des êtres de vie ?
Alors oui, des sages-femmes, des sages-hommes, des conseillers, des coachs, des hypnotiseurs, des chamans, des anges, des guides... mais discrets, en retrait, juste au cas où/
Comment "je médite" ? Par instinct. Je laisse l'attention vagabonder, papillonner, butiner. Puis parfois se poser. Plonger. Humer. Savourer. Puis repartir. Décroché. Vacant. Rêvassant entre chien et loup, indistinct, souple, sans plan, virevoltant. Parfois plus vif, parfois sombrant. Calligineux. Chaud et lourd, ou frais et léger. C'est le véritable et bon sens de la posture de Témoin, à mon sens. L'action dans le repos, le repos dans l'action : formulation abstraite, dont le sens est le vagabondage sauvage. Pif paf pouf. C'est une musique, une danse, parfois immobile, parfois dynamique.
Mais dans une demi-vue, un clair-obscur. Un entre-deux mondes.
Et pour que cela s'active, il faut fermer les yeux, les oreilles. Se taire. C'est ce que je fais spontanément quand je me sens fiévreux ou nauséeux. Comme n'importe quel vivant. Et cela ne détruit pas mon individualité. Ni mon intellect. Au contraire, la personnalité est plus déliée, fluide, imbibée, nimbée de cette clarté crépusculaire de fin de chaude journée. Il n'y a aucun conflit là-dedans. Les sociétés humains ont longtemps valorisé l'intellect, à cause des circonstances. Aujourd'hui, on tombe dans l'excès inverse. Mais comme demander de choisir entre le bleu et le rouge. Certes, ce sont bien des teintes distinctes. Mais enfin, elles font bien partie du même spectre !
Trop de lumière tue la lumière.
Fermer les yeux. Sans chercher. Laisser venir. Même la posture la plus biscornue. Méditer en cochon-pendu. Qui sait ? Et le remède-miracle de ce moment peut devenir le poison d'un autre. Il faut une longue, une très longue expérience pour commencer à sentir les lois de la vie. Puis on oublie. Puis ça revient.
D'où le succès du Vijnâna Bhairava Tantra : de brèves inductions, comme autant de pistes de décollage, des presque-riens, car il suffit d'un rien pour partir. Ou pour revenir, plutôt. Pour changer de régime. Les yeux fermés. Trop de lumière tue la lumière. Se laisser mijoter, en paix, en cocon, dans la caverne-matrice. "Laisser pisser", comme on disait dans l'Ancien monde. Confiance totale, instinctive. Des centaines de générations sont nées, ont vécues, sont mortes. Et probablement beaucoup plus, sur les milliards de mondes des milliards d'univers. Trop de lumière tue la lumière. Confiance dans le printemps qui vient, qui a besoin du plein hiver pour venir.
Il y a plusieurs sortes de chamanismes, de culture : la "tente obscure" et la "tente claire". Trop de lumière tue la lumière. A trop vouloir montrer, on rend aveugle. Un temps et une mesure pour chaque chose.
Laisser l'enfant naître, divaguer, s'ennuyer, tournicoter, laisser le vieillard mourir. Être là, juste au cas où. Ne pas entraver les changements de régime, de vitesse. Laisser faire le hasard. Les énergies du vide. Les puissances du rien. Sans enjeux. Mais sans fuir les tensions non plus. Stress ou détente, une seule vie. Je veux dire : un seul corps, un seul souffle, un seul cœur, un seul ventre, etc.
J'écoute cette musique. Je ne sais pas si je l'écoute ou si je la joue. Je suis à la fois la cause et l'effet. Elle illustre, sans mots, tout ce que je viens d'essayer de dire :