tvadbhaktirasasambhogavisrambhaparipoṣikāḥ || 23 ||
"Maître !
Les êtres vrais ne visent vraiment
que les biens capables
de faire grandir l'intimité
en la jouissance bienheureuse
du nectar de ton amour."
Utpala déva, Hymnes à Shiva, I, 23
Philosophie et mystique, voie de la connaissance et de l'amour. Philo-sophia, amour de la sagesse, désir de vérité, expérience et réflexion. Yoga ou union du cœur et de la tête. La philosophie comme yoga, la philosophie comme pratique, éclairée et nourrie par la tradition du Tantra et autres sources que nous ont léguées nos ancêtres. Formation tantra traditionnel.
Au centre,
tourbillon de ton amour
en cercles de joie.
Aux rives
de ta mer,
une vague onctueuse.
Au delta
de la mort,
une dilatation savoureuse.
Quand nous avons le divin "sur le bout de la langue", cela signifie que nous sommes animés par la réalisation, par la conscience de cet élan indifférencié qui vit en amont de toutes nos pensées, de toutes nos paroles. Le désir pur.
Qui vit sciemment en cette aube de tout apprécie toute chose comme étant le jeu divin, l'œuvre divine. Nous goûtons alors une joie (āsvāda) ineffable, indéfinissable, en tous les objets des sens. Au lieu de nous égarer, ils sont alors l'expansion de la conscience, l'explosion de la présence. Dilatation silencieuse, goûtée dans un pur silence intérieur, plein de cet émerveillement qu'est "la méditation de Shiva" dont il était question dans le verset précédent.
Les chakras sont aujourd'hui partout présentés comme des centres "vibratoires" subtils situés en différents lieux du corps subtil. Ce corps subtil est imaginé comme plus subtil que le corps physique et difficile d'accès aux instruments d'observation et de mesure. Mais sa nature est physique, même si elle est "quantique".
Or, les chakras viennent du Tantra traditionnel, dont l'Âge d'Or s'étend du Ve au XIIIe siècle, dans la Grande Inde, depuis l'Afghanistan jusqu'aux rives de la Papouasie.
Dans le Tantra, que sont les chakras ?
Eh bien, ce ne sont pas des centres "vibratoires", car le concept scientifique de vibration n'existe pas alors. Certes, l'idée de vibration existe. C'est le fameux spanda, qui désigne les mouvements organiques et, plus spécialement, les mouvements cycliques, comme les battements du cœur ou la respiration. Spanda désigne la pulsation, le frémissement, les mouvements du corps. Mais cette vibration n'est pas la vibration conçue par la science physique depuis le XIXe siècle, qui est beaucoup plus complexe.
Dans le Tantra philosophique développé au Cachemire, la vibration devient la conscience universelle. La vibration est alors "un mouvement immobile", un mouvement inconcevable, car c'est un mouvement qui n'implique aucune altération, un pouvoir de changer sans changer. C'est la liberté de la conscience. La conscience universelle est alors "le chakra unique qui contient une infinité de chakras". Nous verrons plus loin ce que cela signifie.
Mais dans le Tantra initiatique, les chakras ne sont pas des centres vibratoires ou des strates de l'âme. Ce sont d'abord des groupes de divinités, des panthéons. Car le Tantra est, dans sa forme la plus commune, un ritualisme fondé sur 1) la foi dans l'initiation libératrice et 2) la foi dans le pouvoir mystérieux des Mantras. Le culte du Mantra, Dieu ou Déesse, se fait avec d'autres Mantras qui sont les membres du corps divin.
A partir de là, ce culte peut se faire sur n'importe quel support. Donc aussi à l'intérieur du corps. Et ces panthéons, ces groupes de Mantras divins, mâles et femelles, sont projetés en chakras, c'est-à-dire en "roues". Les divinités sont sur les rayons de ces roues, ou sur les pétales de ces "lotus". On y visualise les divinité, ou bien les syllabes qui les représentes, les bîjas ou "germes" phoniques. Parfois, on visualise un Mantra entier, en cercle, ou bien en plusieurs parties, qui sont comme les parties du corps divin. Parfois, on ne visualise rien, mais seulement les syllabes de l'alphabet sanskrit, cet alphabet étant la Matrice divine et l'incarnation la plus intime de la conscience universelle.
D'autres fois, si l'on boit du vin, par exemple, on ressent que ce nectar enivre ces divinités. Chakra signifie "roue", mais désigne aussi une formation militaire, un genre d'escadron, ou un ballet de danse. Chakra équivaut aussi à mandala. D'ailleurs, un mandala est l'ensemble des chakras vu depuis le haut du corps, en deux dimensions.
Il n'y a donc pas ici de centres vibratoires, mais des projections imaginaires qui font du corps un temple. D'ailleurs, on peut simultanément projeter ces panthéons en son propre corps et dans le corps d'autrui ou dans un linga ("signe" de Dieu), un yoni, un miroir, une peinture, une statue, etc. On peut alors faire monter l'énergie vitale à travers une statue, un mur, un arbre, une montagne ou dans le ciel, devant soi. Mais l'énergie vitale peut aussi se déployer du haut vers le bas, ou encore à partir du cœur. Pour cela, il faut "allumer" les chakras à l'aide de Mantras eux-mêmes préalablement "enflammés" à l'aide du Mantra principal. Car il y a toujours un Mantra principal dont les autres sont des reflets. Tout est géométrique et circulaire.
Mais il existe une autre vision traditionnelle des chakras, dans la tradition secrète Kaula : le chakra principal est la conscience universelle, et les organes génitaux. Les roues "secondaires" sont les autres organes des sens et les zones érogènes. La pratique consiste alors à "allumer" (dîpana) les roue secondaires afin qu'elles enflamment à leur tour la roue centrale. C'est le Rite Primordial de l'expansion de conscience par l'expansion des divinités que sont les sens. C'est le rite d'union à travers les "trois expansions" - vin, viande, sécrétions sexuelles.
Dans le Tantra traditionnel, les chakras ne sont donc pas des centres vibratoires, mais des panthéons de divinités, de Mantras. Et dans le Tantra secret, ce sont les organes des sens éveillés par le désir.
Ce verset est extraordinaire. Il évoque en effet la pratique de méditation qui se trouve au cœur du Tantra et de bien des traditions de sagesse. J'y ai consacré une partie de mon dernier livre (Les Quatre yogas) et je la partage durant tous mes ateliers, car elle est puissante, authentique et accessible à toutes et à tous.
Elle est nommée "Expression divine", "Geste céleste", "Posture secrète", "Attitude de l'étonnement", mais aussi et le plus souvent "Attitude de Bhairava". Bhairava est une incarnation du divin assez terrifiante et fascinante à la foi. Il est noir, couvert de cendres et son visage a les yeux grands ouverts, la bouche entr'ouverte. C'est justement l'attitude que l'on adopte dans cette pratique : le regard ouvert, les cinq sens ouverts, jusqu'aux pores de la peaux. C'est une posture de transparence absolue. Au lieu de se concentrer sur un point et de bloquer ou de manipuler, on ouvre tout en grand, on laisse venir, on laisse partir, comme de la fumée d'encens.
On se retrouve comme saisi par une douce stupeur, dans une expression d'émerveillement, comme saisi par le silence. Ce silence est la conscience pure, le "feu" qui consume le "voile" des pensées, du bavardage intérieur.
Le point extraordinaire et propre à cette approche est celui-ci : les sensations, les formes, les couleurs, les sons, au lieu de perturber le silence, semblent l'alimenter, de même qu'un vent qui souffle sur un feu assez fort, va le renforcer au lieu de l'éteindre. D'où un étonnement décupler : tout est senti, tout apparaît, rien n'est bloqué ; et pourtant, un silence absolu, frais et vif, s'impose. L'expérience au-delà du mental devient alors une expérience directe, pleinement savourée. Le monde n'est plus agitation et absurdité, mais "le jeu de ton amour". Lumières, son, bulles qui éclatent, comme si l'on était une flute de champagne.
Je me réalise alors silence sacré, mais "les sens grands ouverts". C'est l'expérience du Tantra : tout est là, tout se manifeste ; mais dans un absolu silence. par la suite, la pensée elle-même, comme les formes et les sons, apparaît comme baignée de silence vivant. Peu à peu, l'âme se détend et apprend à s'abandonner à ce silence. Il n'y a rien à faire, rien à penser : le divin pense, fait. C'est l'inaction divine, l'action intérieure, directement par le centre de l'âme. C'est la divinisation du corps, de l'âme et de l'esprit, comme un feu transforme le bois en feu.
Cette pratique est, bien sûr chamanique. Elle est innée, instinctive. Elle ouvre toutes les portes de la vie sacrée. Selon la tradition du Tantra, elle est l'initiation véritable, le Mantra efficient, le pouvoir surnaturel sans errement, la liberté en cette vie même. Toutes les divinités, mâles et femelles, viennent à la rencontre de cette âme pour l'initier et la transmuter.
Cette pratique est l'une des deux grandes pratiques essentielles du Tantra traditionnel.
Pour finir, j'aimerais dire que cette pratique a existé depuis la nuit des temps, comme le suggère cette image de Cernunnos trouvée en France, près d'Autun. Car tout cela est vrai. Regardez bien cette image, car elle induit ce geste intérieur où l'on émerge au-dessus du mental. A l'origine, il portait de larges bois, évocateurs de l'expansion tactile dans l'espace de paix, comme une torche de présence. Et il porte l'abondance en ses mains relâchées : pour tout avoir, tout lâcher. Dans le Simple, l'inépuisable richesse s'épanche. C'est la réintégration, l'éveil simple, l'entrée dans la divine possession, le sanctuaire imprenable, la panacée discrète, le retour à l'état naturel.
Dans les milieux spirituels, on entend souvent dire que "Tout n'est qu'illusion", "ta souffrance est illusion", "tes questions sont illusions", et ainsi de suite. Il n'y a personne, personne ne souffre, tout cela ne serait que projection imaginaire, caprice égotique et "histoire" mentale, donc sans importance.
De fait, beaucoup de traditions de sagesse affirment que "la vie est un songe". Le Védânta, très influente sagesse de l'Inde, déclare que "Seul l'absolu est réel, le monde est une fiction". Mais qu'est-ce que cela signifie ?
En fait, pour bien le comprendre, il ne faut pas y voir des affirmations abstraites, des propositions purement théoriques, mais des invitations à changer notre regard sur le monde et sur nous, des appels à basculer notre état de conscience, à nous éveiller du songe, et surtout, à changer de vie.
"Tout est illusion" signifie alors "rien n'est si important" : réveillez-vous, regardez ailleurs, regardez ce qui regarde, retournez votre attention vers sa source, vers vous, vers ce pur Témoin qui est l'absolu.
Pourquoi l'absolu est-il seul réel ?
Eh bien, selon le Vedânta, le critère du réel est la permanence. Plus une chose est permanente, durable, plus elle est réelle. Voilà pourquoi, quand on se réveille, on sait qu'on a rêvé, que le tigre qui nous pourchassait n'était pas réel. Et on cesse d'en avoir peur. Parce qu'il n'est pas réel, parce qu'il n'existe plus. Ou plutôt, parce qu'il n'a jamais existé. Même quand il était devant nos yeux, apparemment réel, il n'était qu'une apparence sans réalité. L'idée est donc : Ce qui n'existe pas toujours, n'existe jamais. C'est une logique du "tout ou rien". Ce qui peut disparaître n'est pas réel. Ce qui a un commencement et une fin n'est pas réel. Donc rien n'est réel, ou presque... Sauf la conscience qui éclaire ces illusions, le Témoin immobile, silencieux, au-delà des perceptions et des pensées.
Mais beaucoup de gens sentent qu'il y a un hic. Un truc. Un bug, un détail qui cloche dans cette affirmation, dans cette logique du "tout ou rien", où le monde n'est plus rien...
Car enfin, si l'absolu est réel, d'où viennent toutes ces illusions irréelles ? Comment la pure conscience pourrait-elle engendre ces tromperies ? La lumière éclaire : en elle-même, elle ne fait pas d'ombre. Et s'il n'y a QUE lumière, d'où vient l'obscurité ?
D'autres traditions de sagesse, comme le Tantra, affirment donc que le monde est réel. La vie, le corps, les pensées, tout est réel, car tout est une manifestation de la conscience, qui est réelle. Il n'y a pas séparation entre réalité et apparence. L'apparence est le réel : les vagues sont l'océan, même si l'océan ne se réduit pas aux vagues. Mais les vagues ne sont pas une illusion, elle sont la nature même de l'océan, son Soi, sa nature. Quand on voit des vagues, on ne se dit pas "Ca alors ! Des vagues !! Comme c'est étrange, sur la mer, il ne devrait pas y avoir de vagues !!" Personne ne se dit cela. Car les vagues ne sont pas étrangères à l'océan, elles ne sont pas des accidents venus d'on-ne-sait-où. Au contraire, elles expriment la mer.
Bien sûr, il existe un critère pour départager entre les apparences plutôt illusoires, et les apparences plutôt réelles : ce critère est l'efficacité. Si je ne peux manger cette pomme, alors ça n'est pas une pomme réelle, mais juste une apparence de pomme. Simple bon sens. Cependant, même cette apparence irréelle, est réelle en ce sens qu'elle apparaît. Et cette manifestation est lumière, conscience. Donc réelle. Cette pomme est réellement irréelle. Elle est l'un des visages de la conscience universelle, même si elle n'est pas tout. C'est comme un diamant aux multiples facettes. Aucune facette n'est le diamant, mais toutes les facettes sont incluses. Elles ne sont pas des illusions.
Mais attention : encore une fois, tout ceci n'est pas simple théorie. Derrière la question de la réalité du monde, il y a la question de son sens, de sa valeur.
Pour le Vedânta ou pour le bouddhisme ancien, "le monde est illusion" signifie "le monde n'a pas de valeur", pas de sens. Abandonnez-le, éteignez-vous et soyez libre de toute souffrance. Le bonheur est dans la négation absolu du monde, du corps, des sens, de la vie.
Pour le Tantra, "le monde est réel" signifie "le monde est manifestation du divin", il est son sens, son message, son signe, son histoire même, sa création, son œuvre, son jeu, son art, sa dance, sa liberté. Reconnaissez ce génie, cette extase, appréciez-le, vous êtes le divin qui se réalise ainsi, à travers son jeu infini. Le bonheur est dans l'amour de tout.
Contrairement à ce que l'on croit souvent, l'Inde n'est donc pas le pays où "tout est illusion". L'Inde est d'abord la civilisation de la célébration du divin reconnu en tout, en ses hauts et ses bas. L'Inde est un creuset alchimique, un peu comme l'Egypte le fut pour les Grecs. Le sous-continent a d'ailleurs la forme d'un triangle pointe en bas, de même que l'Egypte prend la forme du corps subtil, autour du Nil qui est le canal central, la conscience universelle nourricière. L'Inde, depuis les Vedas jusqu'au Tantras, est une tradition de l'inclusion des différences (sans égalitarisme ni dictature des minorités) et de la célébration du divin en tous, jusque dans les illusions de la vie humaine.
Utpala Déva, Hymnes à Shiva, I, 18, Editions Arfuyen
Kshéma Râdja explique : Sur ce chemin divin, transcendant, suprême, seul compte notre expérience directe, intime. Aucune technique n'est enseignée, aucun moyen, aucune méthode, telle que le yoga par exemple, qui est limité par la croyance en la séparation, par la croyance au temps, à des lois de cause à effet du genre "Si je fais ceci, j'obtiendrai cela". Tout ceci tombe en effet dans le domaine de la dualité dans l'oubli de l'unité, au plan où la conscience se perd dans sa création au point de s'y oublier, fascinée par ses propres reflets. L'oubli de l'unité ne peut servir de moyen. A quoi bon une lampe pour éclairer le soleil ?
Toutes les méthodes sont les ténèbres de l'aveuglement. Une obscurité éclairée par la lumière sacrée de la conscience universelle, plus claire que le jour, inoubliable, libre, inépuisable. Certes. Mais, tant que je la cherche par des méthodes fondées sur l'aveuglement, je ne la trouverai pas. Car je suis cette lumière vivante. Le "je suis" est ce frémissement qui anime tout. Se plonger en ce bouillonnement paisible, en cette douce vibration, est ce qui nous sauve de tout, ce qui nous comble, ce qui nous guérit, ce qui donne sens à nos vies.
S'abandonner à l'attirance spontanée vers ce mystère évident.
Ceux en qui la conscience divine, cette simple présence intime, se révèle clairement, n'ont nul besoin de rien d'autre. Quand cette science se dévoile, il n'y a plus de moyen, tout comme les étoiles, même les plus belles et les plus brillantes, sont noyées dans la splendeur de l'astre du jour. Tel est l'amour (bhakti), la grâce de l'intuition vraie, directe, immédiate, intime, plus proche que tout. Elle seule est le moyen de s'unir au divin, de se laisser transformer par lui, en lui, pour ensuite rayonner aux autres, dans la limite de nos forces, ou plutôt par la seule force de la Puissance.
Pour l'amoureux dont l'amour est la seule règle, il n'y a plus de règles, car ce "joug est doux", ce yoga est liberté. La grâce gratuite est sa seule loi. Comme dit Jean de la Croix : "Il n'y a plus de loi pour le juste", pour qui s'est ajusté à la Justice, pour qui a laissé toute son âme se fondre en la Vie.
On dit qu'il y a sept chakras qui correspondent aux sept couleurs, sept notes, sept planètes, etc. Ce système est présenté partout comme LE système indien. Comme si cela allait de soi. Comme si ce nombre était universel et objectif.
En réalité, les traditions de l'Inde sont beaucoup plus riches. Et le nombre et l'emplacement des chakras dépend du but de la pratique.
Dans le Trika, tradition tantrique axé sur la Déesse, illustré dans l'image ci-dessus, il y a cinq chakras principaux.
Dans la tradition Kaula, il y en a souvent douze, avec notamment un autre "lotus à mille pétales" en bas, sous les organes génitaux, à l'extérieur du corps. L'énergie vitale (kundalinî) ne part pas des organes génitaux vers le haut, mais se déploie à partir du cœur, à la fois vers le haut et vers le bas.
Dans d'autres pratiques, il n'y a qu'un seul chakra, car en réalité tous les chakras ne sont que le déploiement du "canal central" (madhya-nâdî, sushumnâ), essence de la vie, comme la nervure centrale d'une feuille.
L'éventail des possibles est infini explique Abhinava Goupta, un grand maître du Tantra, car le divin est libre, il ne dépend d'aucune règle. Il les crée. Il n'est soumis à aucune loi, tout lui est soumis. Tout est lui, tout est elle, cette immense explosion de création en toutes choses et en tous.
Il est des lumières qui arrachent les clartés du dedans aux cœurs les plus renfrognés. Tels sont les rayons de Frère Soleil en Notre Mère. Qui dira cette limpidité qui se voit ? cette transparence évidente ? Ici, les brisures de la terre ne brisent point les élans du jour. Elles servent ce grand astre chaque instant, comme l'original et l'ultime. Or, le bel exemple de ces terres noires m'appelle au même. Servir la transparence, la réfléchir en mes accidents, la laisser travers mon néant.
La vie est une absence féconde de tout.
Selon la tradition shivaïte, et même tantrique en général, il faut d'abord devenir la divinité que l'on aspire à adorer, avant même de l'adorer. C'est pourquoi toute les pratiques tantriques commencent par "détruire" le corps ordinaire, profane, avant de le remplacer par un corps divin, un corps fait de Mantras, de puissances divines. Ensuite la pratique quotidienne peut commencer. C'est un préliminaire commun au rituels tantriques shaivas et vaishnavas. Même si la théologie est (relativement) dualiste, la pratique impose cette identification.
Or, cette pratique présuppose une dualité entre ce qui est divin et ce qui ne l'est pas. C'est justement cette séparation que l'amour divin (bhakti) remet en question. Si tout est réalisé comme corps divin, à quoi bon transformer les choses par des Mantras ? Le seul véritable Mantra, pour l'amoureux, est le Mantra "Je suis lui", "Je suis elle", "Tout est divin", "Je suis"... Tel est le véritable Mantra à la source de tous les autres. Cette réalisation silencieuse dans le cœur est la véritable efficience capable de tout transmuter.
Seule cette non-dualité peut transformer l'expérience. Pourquoi ? Parce qu'elle agit dans le cœur, à partir du cœur, avant l'opération des autres organes. Par conséquent, même si le mental de l'amoureux est agité, sont cœur, son amour, restent orientés vers le divin et tout se manifeste comme divin, y-compris le mental.
Les croyances qui font obstacle à cette orientation, à cette conversion du cœur, sont examinés dans la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), aussi formulée par Utpaladeva. Ainsi, philosophie et amour divin sont deux manières de décrire la même vie intérieure.
Le bien de la fortune est un bien périssable,
Quand on bâtit sur elle, on bâtit sur le sable ;
Plus on est élevé, plus on coure de danger :
Les grands pins sont en butte aux coups de la tempête,
Et la rage des vents brise plutôt le faîte
Des maisons de nos rois que des toits de bergers.
O bienheureux celui qui peut de sa mémoire
Effacer pour jamais ce vain espoir de gloire,
Dont l'inutile soin traverse nos plaisirs,
Et qui, loin retiré de la foule importune,
Vivant dans sa maison content de sa fortune,
A selon son pouvoir maîtrisé ses désirs.
...
Il suit aucunes fois un cerf par les foulées
Dans ces vieilles forêts du peuple reculées
Et qui même du jour ignorent le flambeau...
...
Agréables déserts, séjours de l'innocence,
Où, loin des vanités, de la magnificence,
Commence mon repos et finit mon tourment,
Vallons, fleuves, rochers, plaisante solitude,
Si vous fûtes témoins de mon inquiétude
Soyez-le désormais de mon contentement.
Racan, Stances sur la retraite, 1630
D'abord, l'azur hurle en marbrures discrètes,
bleus d'abîme ourlés de rouges brasiers.
Puis le ciel se ressaisit,
les nuées prennent le pas du silence.
Les regards plongés dans cette orbe
rebondissent jusqu'en leur propre fond.
Dehors embrasse dedans,
la manche est retournée,
tirée à l'endroit sans plus d'aspérités.
La vision continue, vague partie sans retour.
Bavardages en écho lâchés dans le rien,
plus rien n'arrête et tout se tait.
Les mots abrutis se font saisir
comme frites en huile frémissante.
L'amour propre s'évapore,
les soucis se prosternent,
un point c'est tout.
Le monde est un théâtre, où nous sommes à la fois spectateurs, acteurs et créateurs. La scène est l'immensité intérieure, animée d'un mouvement spontané qui devient tous les mouvements subjectifs et objectifs. Nous sommes dans le monde et le monde en nous.
Mais d'ordinaire, je suis trop identifié, non seulement à "mes" pensées, mais à ce que je vois, ce que je sens... Ma conscience est comme contractée, sans quasi plus aucun recul, plus d'espace, plus d'immensité.
Dès lors, le théâtre peut être source d'expansion, d'ouverture, d'éveil, d'éclosion de conscience. Le théâtre et ses équivalents. Ainsi, Abhinavagupta explique comment un spectacle dramatique peut transformer notre expérience. Le spectacle engendre un repos (vishrânti) qui est retour de la conscience à elle-même, c'est-à-dire ouverture, expansion élargissement, ouverture. Car en voyant les personnages évoluer sur la scène, je m'identifie à leur histoire et, du coup, j'oublie la mienne. J'oublie, dit Abhinava, mes souffrances, mes peines, ma fatigues, mes soucis, la perte de mes proches. Et même, ajoute-t-il malicieusement, le théâtre soulage les ascètes de leurs jeûnes et autres mortifications, en suscitant l'éveil (!) de leur conscience (mati-vibodha).
Le théâtre donne du courage, réveille les âmes, les inspire : dans l'expérience esthétique, nous vivons des émotions, mais autrement. L'art nous donne un aperçu de la vie éveillée, de la vie intérieure accomplie. Il y a tout ce qu'il y a dans une vie ordinaire, mais autrement. Là réside la vraie valeur de l'art, sa valeur incomparable. Dans l'art, nous vivons pleinement, et pourtant les émotions ont une saveur unique. C'est cela, la vie intérieure : tout demeure, mais autrement.
Enfin, Abhinava note que le théâtre instruit, mais non pas comme un enseignant nous enseigne, nous instruit (guruvad upadesham). Bien plutôt, il développe notre intelligence innée (buddhim vivardhayati). Dans l'immédiat, l'art soulage les souffrances, procure du plaisir, et à long terme, il rend plus sage.
bhavadbhaktyamṛtāsvādādbodhasya syātparāpi yā |
daśā sā māṃ prati svāminnāsavasyeva śuktatā || 11 ||
"Maître !
Il est possible qu'aux yeux de certains,
l'état ultime réside en l'éveil (après la mort):
pour moi, cet état est pareil à un vin insipide,
car j'ai goûté la joie immortelle
de ton amour."
Utpaladeva, Hymnes à Shiva, I, 11
L'état d'éveil atteint au moment de la mort par ta grâce (śaktipāta) est excellent (prakṛṣṭā). Mais pour ceux qui connaissent ton amour, cet état est insipide, car ils ont goûté ton ambroisie, l'émerveillement de soi (svacamatkāra). Qu'est-ce donc qui pourrait être rance dans cette délectation ? Un éveil lointain semble rassis, en comparaison du miracle d'être. Tout état de "libération" est sans attrait pour qui apprécie ce miracle.
sarva eva bhavallābhaheturbhaktimatāṃ vibho |
saṃvinmārgo'yamāhlādaduḥkhamohaistridhā sthitaḥ || 10 ||
Je vois que Christopher Wallis vient de "partager" une traduction de la Parâpraveshikâ ou Svarûpaprakâshikâ de Nâgânanda, sur son blog. C'est un texte important du shivaïsme du Cachemire, probablement pas composé au Cachemire, que j'ai publié moi-même il y a plusieurs années.
Mais je constate que la manière de faire de Wallis est assez différente de la mienne. Il présente les choses sur un mode commercial. Le texte qu'il traduit est "beautiful and fascinating", il en offre la traduction, mais pour la "full explanation" il faut payer sur Patreon. Tout est "wonderful" et si vous voulez en savoir plus, il faudra passer par la case money. Son site est très riche et sérieux, contrairement à tant d'autres, mais très commercial. Il imite clairement un "business model" à la pointe des exigences les plus récentes. Il organise des retraites payantes dans un centre au Portugal qu'il s'est fait acheter par je-ne-sais-qui. Il a publié aussi deux blogs sur un texte sanskrit de musique, qui décrit dix cakras. J'en avais parlé il y a quelques années aussi. Mais lui sait faire la publicité de ce qu'il écrit...
Ce qui me frappe, c'est la manière "décomplexée", c'est-à-dire sans vergogne, dont il assure sa propre promotion. Il se met en avant sans la moindre hésitation et il fait tout pour assurer le succès de ses "produits".
De mon côté, vous le savez, j'ai quelques doutes sur l'attitude à adopter. Abhinavagupta dit que les doutes (vikalpa) sont les barreaux de la prison du samsâra. Il y a peut-être là une différence culturelle, qui a souvent été notée, entre la Vieille Europe et les USA, paradis de tous les business. Je n'ai rien contre les Américains, dont je vois et j'apprécie les qualités. Et je désire partager, comme Wallis. Mais, comme disait Socrates, une voix me parle quand j'essaie de faire comme lui. Et cette voix tend à m'interdire de faire comme lui. Je partage des traductions, des explications et des vidéos, comme Wallis. Mais j'ai du mal a demander de l'argent. Non que cela me gêne personnellement. J'aimerais recevoir plein d'argent, être invité partout gratis et animer un centre. Mon ego ne cracherait pas sur ce genre de choses.
Mais voilà, une autre voix se fait entendre en moi, qui me rappelle que mes enseignants ne m'ont pas fait payer, ou presque pas. Alors comment pourrais-je faire payer les autres ? Et plus profondément, comment aller vers les autres et leur dire "Eh, je n'ai besoin de rien car j'ai trouvé la vraie richesse en moi, mais pour la partager avec vous, j'ai besoin de vos (fausses) richesses !" Cela ne paraît pas très cohérent. Si je n'ai besoin de rien, comment pourrais-je avoir besoin de votre argent ? D'autant plus que j'ai de moins en moins l'envie de compromettre la qualité du partage pour me rendre accessible. Je l'ai fait et ça n'a servi à rien. Et des gens qui vulgarisent, voire qui rendent vulgaire, il y a en a pléthore. Moi, j'agis selon ma conscience. Peu importe le résultat, je fais ce que j'estime être mon devoir, ce que me dit ma conscience.
Je partage donc gratuitement des centaines de pages de traductions inédites et des milliers de pages d'écrits divers, depuis plus de quinze années. Par ailleurs, les livres et les stages ne me rapportent que peu ou pas d'argent. Pas de quoi vivre. Ce que j'offre, je l'offre en travaillant à côté, c'est-à-dire en payant de ma poche.
D'un autre côté, si un travail demande du temps, n'est-il pas légitime de demander de l'argent ? Et n'est-il pas juste de demander juste assez pour pouvoir vivre et consacrer du temps à ce partage ? Je pourrais demander de l'argent, mais juste de quoi vivre... Cela étant, je vois bien, par expérience et en observant les autres, que demander de l'argent, c'est devenir vendeur face à des clients, et cela change tout. Dès lors, que dois-je faire ? Quelle est l'attitude juste ?
Je me doute que ce genre de questionnement doit paraître ridicule à beaucoup. Certains y verrons même le symptôme d'un "blocage" psychologique, d'un "conditionnement", etc. Je connais par cœur ces discours. Mais je n'ai pas non plus oublié les discours de nos Ancêtres qui nous mettent en garde contre l'argent, et surtout contre les conséquences de l'argent. L'argent n'est pas neutre. Peut-être, en théorie, est-il possible d'en recevoir avec détachement, mesure, et pour faire le bien. Peut-être.
La mesure... voilà une vertu devenue rare. Tous ventent le bonheur et la liberté de faire que l'ils ressentent, sans limite. En dehors de quelques "décroissants" inaudibles, même le yoga et l'oraison sont devenus des sextoys au service de "ma" jouissance, à moi. Parce que "je le vaut bien", parce que "nous m'aime", etc.
Je ne sais pas. Que faut-il faire ? Quelle est l'attitude juste ? Est-il possible, dans mon domaine, de demander de l'argent tout en restant authentique ? Ou bien faut-il se tenir loin de tout compromis ?
Kshemarâja et Râmakantha citent un beau verset :
samādhivajreṇāpyanyairabhedyo bhedabhūdharaḥ |
parāmṛṣṭaśca naṣṭaśca tvadbhaktivalaśālibhiḥ ||
"Les autres ne peuvent briser
la montagne de la séparation,
même avec le diamant du samâdhi !
Mais tes amoureux l'éprouvent et la détruisent tout à la fois."
Il y a plusieurs jeux de mots : "La montagne de la séparation (bheda) ne peut être séparée/brisée (abhedya)". Et "tes amoureux éprouvent cette montagne" : ils l'éprouvent (parāmṛṣṭa), ils la "réalisent", terme apparenté à vimarsha qui désigne la Shakti, la Déesse et le pouvoir essentiel de la conscience, le pouvoir au cœur de tous les autres, le pouvoir de ressentir, d'éprouver, de réaliser. "Eprouver" la séparation, c'est la détruire, car cette séparation entre soi et l'autre, entre soi et la conscience universelle, n'existe que dans la mesure où elle n'est pas pleinement éprouvé, connue, appréciée. Si je la regarde en face, je n'y goûte qu'unité. Le "diamant du samâdhi" ou de la parfaite concentration peut bien annuler provisoirement le sentiment de séparation, mais non pas durablement l'anéantir.
Cette idée rejoint celle de Ramana Maharshi, quand il distingue avec force entre la résorption (laya) provisoire du mental au moyen de la concentration sur un objet, et la destruction (nâsha) définitive du mental par la plongée en soi. Cette plongée, cette quête (mârgana), est d'ailleurs désignée chez Ramana par un terme aussi apparenté à vimarsha : vicâra, l'examen, l'investigation, l'attention pleinement donnée, la plongée de tout notre être, de toute notre attention, à la source de notre être. La concentration (dhyâna, samâdhi) est un état mental, en ce sens qu'il ne change rien à la succession des états mentaux, en dehors d'un surplus de souplesse ou d'habileté (c'est ce que propose la "pleine conscience"). La concentration est un état mental ordinaire. Comme dit Vyâsa, il y a de la concentration dans tous les états mentaux, même dans la confusion ! En revanche, l'expansion de conscience, le geste d'éveil, la plongée en soi, est un geste d'attention radicalement différent. Il introduit une véritable rupture dans le bavardage, par l'irruption d'une sensation de douceur, de limpidité, de paix, de réalité, de lucidité et d'amour, qui sont incomparables.
On est bien savant, quand on sait qu’on n’est rien, et que Dieu est tout. Au contraire on ne sait rien, quand on sait toutes les sciences, et qu’on ignore sa propre ignorance, et la vanité de tout ce qu’on sait. On apprend bien plus de Dieu dans le recueillement et dans le silence, que dans les raisonnements des savants. Quelque peine et quelque traverse que vous puissiez avoir, je vous trouve bien, pourvu que vous soyez en silence dans un coin, ouvrant et délaissant votre cœur à Dieu pour porter toutes vos croix avec humilité, patience et amour. Encore un peu, et celui qui doit venir viendra. Il ne tardera guère. Cependant mon juste vit de la foi. Vivez-en donc, Madame, et non de la sagesse humaine.
Fénelon, Lettre à Marie-Christine de Salm, 1708
anantānadasurasī devī priyatamā yathā |
aviyuktāsti te tadvedakā tvadbhaktirastu me || 9 ||
"La Déesse, ta chérie inséparable de toi
est une source de plaisir inépuisable.
Puisse, de même, mon amour pour toi
être à toi seul".
Utpaladeva, Hymnes à Shiva I, 9
Selon Kshemarâja, ce verset suggère l'identité avec le Seigneur suprême à travers une analogie. Du point de vue de l'amour (bhakti), la Déesse apparaît une, sans nul besoin de rien. Mais d'un autre côté, cette énergie transcendante est joueuse par nature. Elle joue au jeu de la séparation, du Multiple et de l'oubli de soi dans les différences. Quand j'affirme que "je veux être uni à Dieu par l'amour", je révèle que j'aime l'amour et je participe à ce jeu, je le partage aussi. Bhakti signifie "amour divin", "participation" et "partage".
La Déesse est inséparable de Dieu, car elle est l'existence de Dieu, la divinité de Dieu. Et si Dieu est l'être, alors elle est la conscience que l'être a de soi, conscience sans laquelle l'être ne serait pas, ou bien ne serait pas même inexistant ! La Déesse est la vie (jîva) de Dieu, l'âme de toute chose et de tout être. Il n'y a donc pas séparation (bheda) entre la Déesse et Dieu, pas plus qu'entre le soleil et sa lumière. De même, que mon amour, par participation, ma dévotion, soient inséparables de moi. Puissè-je n'aimer que l'amour de toi.
Selon certains, l'art a pour fin l'instruction ou l'élévation (vyutpatti) des spectateurs, plutôt que la joie. Contre ces moralistes, Dhananjaya ironise dans son Daśarūpaka I, 6 :
ānandaniṣyandiṣu rūpakeṣu vyutpattimātraṃ phalamalpabuddhiḥ /
yo'pītihāsādivadāha sādhu tasmai namaḥ svāduparāṅmukhāya //
"Les petits esprits disent que ces torrents de béatitude
que sont les pièces de théâtres sont,
comme la littérature narrative,
de simple moyens d'édification...
Je salue ces saints qui se détournent de la délectation !"
Il est aisé de réconcilier ces deux points de vue en disant que l'art a pour fin de nous éveiller au fait que toute expérience comporte un fond de plaisir qui est la conscience universelle.